Est-il encore possible de démocratiser la fabrication textile française, de la rendre accessible au plus grand nombre ?
Pour Basile Ricquier, Gwendal Michel et Marc Sabardeil, cela ne fait aucun doute. Il est possible, et même nécessaire et urgent de transformer l’industrie textile en profondeur pour lui redonner du sens, des valeurs sociales, environnementales, et économiques. C’est de la réflexion commune des trois associés, basée sur le bon sens citoyen, leur attachement à certaines valeurs, mais aussi sur leurs propres expériences professionnelles au cœur d’un monde textile en crise, qu’est né le projet industriel français 3D-TEX.
Installée à Saint-Malo, la toute jeune start-up française s’est spécialisée dans la fabrication d’articles en maille 3D. Elle préfigure de la transformation d’un secteur textile traditionnel vers une « industrie du futur » plus agile, en devenant la première usine de tricotage 3D en France entièrement automatisée grâce à des technologies de conception et de fabrication 3D de dernière génération. Son objectif : proposer un process de fabrication rapide, responsable, en quantités raisonnables et au juste prix pour les marques et les enseignes de prêt-à-porter comme pour les consommateurs.
Quelles sont les profondes motivations qui vous ont poussé à franchir le pas de la relocalisation industrielle, alors même que le secteur textile, en particulier le prêt-à-porter, est en souffrance depuis plusieurs années ?
L’économie ne serait rien sans les hommes et la planète qui nous accueille. Nous souhaitions donc, pour recréer une dynamique économique plus responsable, rétablir le lien entre les hommes et l’environnement, et ce en agissant sur trois facteurs : l’écologie bien évidemment, en mettant en œuvre une solution de fabrication zéro déchet, mais également une solution de services responsables ; l’économie d’entreprise, car celle-ci doit impérativement être capable de s’inscrire dans une forme de rentabilité et d’équilibre budgétaire pour être pérenne ; et le socle social en recrutant des personnes en recherche d’emploi ou en reconversion, et en les formant car il n’existe plus aujourd’hui de filières de formations initiales vers nos métiers en France . Nous sommes portés par une vision et des valeurs communes, de fortes convictions partagées par l’ensemble de l’équipe, comme notre directeur de production ou nos programmeurs qui nous ont rejoints dans cette aventure pour ses vertus éco-responsables.
Les délais de fabrication des vêtements sont traditionnellement longs car les produits sont fabriqués à l’autre bout de la terre ! Relocaliser permet de rapprocher la zone de fabrication de la zone d’écoulement des produits. Nos délais de fabrication raccourcis permettent aux marques d’effectuer des réassorts plus cohérents avec la demande de leurs clients. Une enseigne engage ainsi moins de pièces sur une saison, mais peut réassortir facilement les rayons si nécessaire, ce qui est aujourd’hui impossible avec un approvisionnement réalisé en Asie demandant un minimum de 4 à 6 mois de délai. De ce fait, une marque peut manquer des ventes alors même qu’un produit marche très bien simplement parce qu’elle ne peut faire rapidement son réassort. Ou à l’inverse, elle peut se retrouver avec un stock important de produits non vendus à gérer. Notre process permet de réduire les stocks résiduels, estimés en moyenne à 15% dans notre secteur, et ainsi diminuer les charges de l’enseigne en lui apportant une plus grande souplesse, une flexibilité dans ses commandes.
Nous fabriquons un vêtement avec quasiment zéro déchet de matières, en réalité seulement 2 à 3% de déchets de production, alors que la moyenne se situe entre 10 et 30% pour la fabrication traditionnelle. Nous réalisons donc une économie de l’ordre de 20%. L’économie est réelle pour la planète mais aussi pour le fabricant, qui n’a plus à inscrire dans son bilan comptable ces pertes de matières.
Le soutien de plusieurs partenaires est essentiel pour mener à bien un tel projet ; quels sont les arguments qui les ont convaincus de vous suivre dans cette aventure ?
Le constat est simple pour chacun d’entre nous : sans transformation radicale de nos modes de vie, nous allons droit dans le mur. Les marques comme les consommateurs finaux sont pour la plupart conscients des enjeux environnementaux actuels et futurs. Et ces mêmes consommateurs jugent aujourd’hui les marques sur leur capacité à accompagner les changements nécessaires, voire à les initier, dans le domaine de la transition écologique.
C’est l’ADN même de l’entreprise qui a convaincu nos partenaires. Nous sommes accompagnés depuis le début du projet notamment par l’antenne bretonne du label La French Tech, Saint-Malo Agglomération, le Réseau Entreprendre régional, mais aussi les banques et l’ADEME. Enfin, le projet n’aurait pas pu voir le jour si nous n’étions pas accompagnés pour le recrutement et la formation de nos collaborateurs par IFTH, Pôle Emploi et par la Région BRETAGNE qui investit fortement dans cette solution industrielle prometteuse pour son territoire.
Nous avons eu également la chance de pouvoir compter sur le soutien d’investisseurs privés pour activer un fort levier financier. Le Groupe Beaumanoir, leader français du prêt-à-porter engagé dans la transition environnementale, a investi dans notre activité car nous préfigurons, pour ce type de groupe industriel, le futur de la mode. Le Groupe Beaumanoir croit en ce projet qui a tout simplement du sens.
Pourquoi la digitalisation est-elle nécessaire au bon déploiement du projet 3D-TEX, et plus largement à la transformation de l’industrie textile ?
L’industrie textile a été la première à délocaliser, et elle est une des premières industries françaises à relocaliser. Les dernières années ont mis en évidence de façon criante les difficultés de l’ensemble des acteurs. Des fabricants européens ou même asiatiques à qui il est demandé de fabriquer toujours plus vite à moindre coût, aux marques qui doivent proposer toujours plus de nouveautés à prix bas, toutes les entités et les personnes qui y travaillent ont durement souffert. Quelque chose s’est enrayé dans ce système, polluant au passage une grande partie de la planète, pour un résultat peu efficace puisque personne ne peut vivre décemment de son activité. Très humblement et à notre échelle, nous espérons faire passer le message suivant : raisonner en termes de marges d’entrée aujourd’hui n’est plus suffisant, que ce soit dans l’industrie textile mais aussi dans les secteurs stratégiques comme la santé ou encore l’automobile ! Il faut inverser la chaîne de valeur, et envisager l’activité industrielle selon ses marges de sorties.
La grande particularité de notre schéma est de travailler avec une solution logicielle entièrement intégrée à la machine à tricoter. Ce qui nous a convaincu chez notre fournisseur Shima Seiki, au-delà de la qualité des machines, c’est son approche digitale en amont qui permet d’amorcer la nécessaire transition numérique de notre industrie. Travailler sur des jumeaux virtuels, des avatars, nous permet d’accélérer la vitesse du processus de création, de développement et de mise au point du produit. Ces étapes sont traditionnellement très chronophages car soumises, par exemple pour la production d’échantillons physiques, à la bonne disponibilité des matières, des titrages, des couleurs, puis à la mobilisation des mannequins modèles…
Aujourd’hui, il n’est plus possible d’exiger des marques qu’elles proposent, à l’instar de l’industrie agro-alimentaire, des produits « frais » chaque jour alors même qu’un processus de fabrication mondialisé exigent plusieurs mois de délais. Il faut agir sur les deux leviers, le processus de développement, et le processus de fabrication, ce qui est possible grâce à la digitalisation. Nous pensons que l’industrie textile doit pouvoir créer, développer et fabriquer un vêtement en moins d’un mois. C’est l’objectif que nous nous sommes fixés.
L’humain est au cœur de votre projet, alors même que les lignes sont automatisées. Comment cette stratégie d’automatisation peut-elle s’avérer être un véritable vecteur de création d’emplois aujourd’hui ?
Nous concevons numériquement les produits, les modélisons sur des avatars, fabriquons des produits en 3D, mais les étapes de traitements manuelles restent tout à fait essentielles dans le process de production. L’avantage principal du tricotage 3D, sans panneaux donc sans coutures, est de pouvoir s’affranchir d’une étape d’assemblage très chronophage et un peu plus coûteuse en France qu’ailleurs, et donc de recruter et d’investir sur d’autres savoir-faire tout en restant compétitif sur le marché.
Mais il serait tout simplement impossible de faire avancer le projet 3D-Tex sans être accompagné de professionnels du textile pour pallier au manque de formations initiales en France. Et j’irais même plus loin : il est sans doute impossible aujourd’hui, pour n’importe quelle entreprise textile en France, de durer dans le temps sans se faire accompagner sur ce point. S’il est nécessaire de former des ingénieurs ou des stylistes, la réalité est telle que, pour relocaliser une activité de fabrication, il reste aussi nécessaire d’avoir du personnel qualifié sur des savoir-faire manuels dans les ateliers. Or acquérir les compétences métiers nécessite du temps et de l’expertise.
Si notre force est de partir d’une page blanche, sans l’accompagnement de l’Institut français de textile et de l’habillement (IFTH), nous n’aurions pas été en capacité d’accompagner les vingt personnes embauchées dès le démarrage de l’activité et de les former aux savoir-faire spécifiques recherchés. Grâce à Pôle Emploi et sa méthode ultra performante de recrutement par simulation (MRS) , nous avons pu recruter des personnels sur la base de leurs habiletés, et non pas sur des CV, facilitant ainsi l’acquisition des savoir-faire lors de la formation.
L’automate est bien au service de l’homme, et non pas l’inverse. L’étape de fabrication automatisée 3D du tricot ne pourrait être réalisée sans une équipe qualifiée de programmeurs en amont, comme la finition du vêtement ne peut être effectuée sans mains expertes en aval pour les étapes de raccoutrage, étiquetage, lavage, séchage, entre autres. Chaque personne est absolument essentielle au processus. Nous sommes à la croisée des chemins entre la high-tech et l’artisanat !
Au-delà de la fabrication, vous proposez également des prestations de services, comme le sourcing de matières. Pourquoi proposer également cette activité de conseil et d’accompagnement ?
L’une de nos forces est la combinaison des différentes expériences dans le domaine du textile de chaque membre de l’équipe. Nous le connaissons bien et sommes en capacité d’orienter nos clients, s’ils le souhaitent, vers telle ou telle matière selon les besoins exprimés. Bien entendu, si un client souhaite un fil particulier et que celui-ci est adapté à la machine à tricoter, nous l’accompagnons dans son choix.
Nous travaillons en toute transparence, en indiquant la provenance de la matière, ses labels éventuels, qui sont des éléments d’information attendus par le marché aujourd’hui. Il est surtout fondamental pour la cohérence de notre projet de nous approvisionner en matières premières, fils, étiquettes ou emballages le plus localement possible, si possible en France. Malheureusement, il est parfois difficile de sourcer sur le territoire, et les deux dernières filatures industrielles françaises, si elles sont excellentes dans leur domaine, ne peuvent pas toujours répondre à la demande. Dans ce cas, nous travaillons avec l’Italie, le Portugal ou l’Allemagne afin de sourcer nos fils en Europe, et dans un rayon de moins de 2000 kilomètres autour de nous. Nous nous interdisons cependant le sourcing de fils asiatiques car cela n’est pas cohérent avec notre philosophie, au-delà d’être contre-productif par rapport à la flexibilité recherchée au cœur de 3D-TEX.
Mettre au service de la relocalisation une solution de fabrication performante et innovante génère forcément quelques contraintes qui n’existaient pas auparavant. Il est donc nécessaire de coconstruire et d’associer le client en permanence au process, du sourcing matière à l’évolution éventuelle du modèle demandé jusqu’au produit final, ce qui aboutit en réalité à une relation beaucoup plus équilibrée. Chacun peut compter sur les compétences de l’autre, chacun peut s’approprier plus facilement le modèle pour l’optimiser. Et cela change tout !
Cela change surtout par rapport une industrie de l’habillement encore trop largement mondialisée et soumise aux cahiers des charges des grands donneurs d’ordres. Gwendal, Marc et moi-même ne connaissons que trop bien cette situation. Tous trois issus de la fabrication textile et ayant côtoyé durant plusieurs années la distribution, nous avons-nous-même expérimenté les limites du système, en allant parfois à l’encontre de nos propres valeurs et en passant des commandes à des ateliers sans tenir compte de leurs contraintes de temps, de prix ou autres. Chez 3D-TEX, en associant le client au process nous pouvons lui faire prendre conscience des contraintes de fabrication. Chacun est donc en capacité de mieux s’approprier le projet, et c’est un facteur extrêmement valorisant pour tout le monde.
La start-up a été officiellement inaugurée tout récemment, et les premières commandes ont été livrées ces dernières semaines. Est-il nécessaire d’aller démarcher les marques pour faire connaitre votre projet, ou au contraire, êtes-vous déjà sollicités par le marché ?
C’est très nouveau pour nous car nous sommes directement sollicités chaque jour par des clients potentiels en quête de solutions à la fois nouvelles et compétitives sur le marché. Ces marques peuvent être soit en recherche de nouveaux modes de fabrication dans le cadre d’une démarche RSE globale, soit être sensibles à une démarche de relocalisation, ou de réduction des délais, du confort du seamless ou encore être ouvertes à l’approche digitale du projet, …et parfois tout cela à la fois ! La marque Montlimart par exemple, pour qui nous avons fabriqué des pulls, communique sur l’ensemble de ces éléments.
En tant que citoyen, je ne peux plus accepter l’idée qu’il y ait trois millions de personnes en recherche d’emploi en France aujourd’hui, alors même que nous constatons en tant que professionnels que des marques, nouvelles ou installées, ne trouvent pas de solutions industrielles sur le territoire pour fabriquer facilement des petites séries à faible impact environnemental. Or la plupart des personnes inscrites à Pôle Emploi souhaitent revenir au plus vite sur le marché du travail. Nous avons nous-même recruté vingt personnes qui étaient toutes en situation de recherche d’emploi et très motivées pour nous suivre, et souhaitons encore embaucher trente personnes d’ici 2024. N’oublions pas que l’Homme s’accomplit en grande partie à travers le sens qu’il donne à son travail. Chez 3D -TEX nous savons tous aujourd’hui pour quelle mission nous nous levons le matin, et nous en sommes fiers.
Il existe aujourd’hui un décalage énorme entre l’offre et la demande du marché. La capacité française de production de pulls par exemple est estimé à deux millions de pièces par an fabriquées par une vingtaine d’ateliers, alors même que la consommation annuelle française de pulls s’élèverait à plus de cent millions par an ! Or la très grande majorité de ces ateliers français sont liés à une marque propre. Ainsi, les tricoteurs Saint James et Lacoste dominent le marché avec chacun une capacité de 300 000 pièces par an, toutes distribuées sous leur marque. Ceci ne laisse donc quasiment aucune place pour une marque qui souhaiterait faire fabriquer en France, car toutes les lignes de production sont déjà mobilisées. Etonnement, nous constatons que des marques étrangères nous contactent également, car elles aussi ne trouvent plus de capacités disponibles. Pour exemple, une marque danoise de mode durable qui travaille habituellement avec un atelier italien est en difficulté et nous contacte car ce dernier fait face à une telle demande que toutes ses lignes de tricotage 3D sont mobilisées.
Notre souhait est donc de recréer de la capacité sur un marché en tension, sur lequel la demande est forte, avec un positionnement clair de fournisseur et une proposition répondant aux nouveaux besoins sociaux-économiques. Le modèle économique de 3D-TEX sera inévitablement copié, mais il y a de la place pour tout le monde sur le marché. C’est un modèle que nous avons étudié et souhaité car il montre que si nous sommes capables de nous battre à armes égales contre les sous-traitants marocains et turcs -qui représentent un tiers du marché européen des tricots- c’est-à-dire de traiter un certain volume de pièces à terme, alors il est tout à fait possible d’être compétitifs en termes de prix sur ce marché concurrentiel.
Tenant compte de notre montée en charge déjà relativement importante et du nombre très important de clients intéressés, nous avons pour ambition de mettre à disposition du marché 300 000 pièces par an, d’ici cinq ans. Ceci permettra de rendre la fabrication française accessible, de répondre aux besoins et demandes de la distribution, en termes de prix, d’engagement RSE et de délais de fabrication.
Si le développement de la société repose sur le secteur du vêtement traditionnel aujourd’hui, envisagez-vous à terme une diversification vers des applications plus techniques, plus innovantes comme dans les secteurs de la santé ou encore du sport ?
La diversification des marchés fait effectivement partie des axes de développement de l’entreprise fixés à moyen terme. Si notre clé d’entrée est le prêt-à-porter, secteur que nous connaissons le mieux, nous n’excluons pas d’aller explorer d’autres marchés, dont effectivement celui du textile de santé. Les orthèses par exemple semblent être des produits qui pourraient correspondre au processus de fabrication que nous proposons. Mais d’autres applications encore plus techniques et soumises à de strictes normes sanitaires sont envisageables. Avec un fil biocompatible, pourquoi ne pas imaginer un implant spécifique à la reconstruction mammaire par exemple, puisque nous nous créons des formes tricotées en volume, et sans couture, ou bien encore un stent tricoté pour réparer une artère ?
Bien entendu nous ne sommes pas encore prêts, et concernant les applications médicales, une autre organisation est nécessaire, avec l’intégration d’une salle blanche, des certifications spécifiques et des protocoles adaptés. Mais dans l’absolu les applications sont infinies, puisque notre matériau est souple. L’avantage principal de notre technologie est l’absence de couture, et donc l’absence de points de faiblesse, ce qui une force pour les applications les plus techniques. Nous pourrons peut-être un jour tricoter une forme qui servira de renfort à un composite utilisé pour construire une pale d’éolienne ou dans un avion.
Au gré des opportunités qui se présenteront, du développement de l’activité prêt-à-porter, de notre capacité d’investissement, nous mettrons bien entendu notre capacité de production et notre expertise à disposition des acteurs français du textile technique qui souhaitent s’engager dans une démarche de relocalisation et de développement local.
Deux termes sont vraiment au centre de notre approche, et ce pour toutes les applications textiles : faire MIEUX et ENSEMBLE.
Propos recueillis par N. Righi – Novembre 2021
Visuels ©3D-TEX