Mode in Textile

Interview: Béatrice Brandt, directrice générale de “Le Jacquard Français”

Pour Béatrice Brandt, l’innovation est une évidence, et elle entend bien insuffler cette envie de bousculer les lignes au sein de la société Le Jacquard Français, la belle PME centenaire dont elle est la Directrice générale depuis février 2017.

Auparavant Directrice marketing produit du groupe Elis (propriétaire de Le Jacquard Français depuis 1968), Béatrice Brandt relève deux principaux challenges : redynamiser la prestigieuse marque et conquérir de nouveaux marchés. Spécialiste du linge de maison au savoir-faire artisanal et industriel d’excellence, la marque mise aujourd’hui sur des innovations produit, mais également sur un design renouvelé et une communication modernisée pour casser les codes et séduire une nouvelle clientèle sans perdre sa clientèle historique.

Béatrice Brandt a accepté de nous présenter ce qui fait l’ADN de la marque, mais aussi ce qui va la transformer.

L’activité de votre entreprise repose sur des métiers et savoir-faire historiques depuis près de 120 ans, et est labellisée Entreprise du Patrimoine Vivant ; pourtant l’innovation est nécessaire pour se démarquer de la concurrence, comment se traduit-elle au quotidien ?

L’innovation est bien présente, elle est nécessaire, et cela va continuer en ce sens !

A l’origine, l’invention de la technique du tissage jacquard a déjà été une innovation en son temps, par rapport aux armures « toiles » classiques. Dans les années 1970, la marque a connu une petite révolution avec l’arrivée de la styliste Primerose Bordier, qui a apporté de la couleur sur des nappes qui jusqu’alors étaient unies, monochromes blanc, écru… toujours ton sur ton. C’est ce qui a fait le succès inchangé de la marque Le Jacquard Français jusqu’à aujourd’hui, et nous sommes attendus sur cet aspect. Aujourd’hui, une trentaine de couleurs exclusives sont créées pour chaque collection, par nos stylistes. Nous avons également un travail d’armurage spécifique et très recherché, avec un savoir-faire qui nous est propre, et qui nous différencie de nos principaux concurrents.

Finalement l’innovation est portée chez nous par la création de nouvelles couleurs, de nouveaux dessins, et de nouvelles armures. En effet, nous proposons au sein de nos gammes de nappes, mais également de linge pour le bain, des structures en 3D et nids d’abeille, qui reviennent à la mode sous l’influence des consommateurs asiatiques amateurs de produits fins, légers et fonctionnels.

Nous travaillons en particulier sur de nouvelles armures innovantes pour le nid d’abeille. Par exemple, nous avons lancé pour la collection Printemps /Eté 2018 un linge de bain appelé Duetto, avec une « armure double face », qui absorbe 1,5 fois son poids en eau, et qui sèche deux fois plus vite qu’un linge de bain en éponge classique. Nos métiers à tisser Dornier nous permettent de faire ce type d’armure.

Autre type d’innovation produits : les traitements de finition. Car si nous proposons des produits fonctionnalisés, comme les nappes, grâce à des enductions, certains marchés restent encore un peu frileux vis-à-vis de ce type de traitements. Nous cherchons et développons donc des solutions de fonctionnalisation alternatives.  La prochaine collection automne/hiver devrait ainsi être déclinée avec des innovations en matière de traitements, et de finitions.

Et pour certains développements nous collaborons avec des partenaires externes, à travers des réseaux comme le R3iLab par exemple, afin de trouver des ressources complémentaires car il n’est pas toujours simple pour une PME de concilier production au quotidien et projets d’innovation.

Envisagez-vous d’autres voies de différenciation, par exemple à travers le développement durable ?

Effectivement cela fait partie de notre réflexion, notamment sur l’aspect matières premières : nous sommes spécialistes du coton et du lin, mais tout en restant dans le domaine des matières naturelles, d’autres types de fibres comme le chanvre ou l’ortie connaissent des développements intéressants, notamment dans notre région, et cela nous donne des idées. Nous allons également continuer à étoffer notre offre de produits en lin pour la collection Automne/Hiver.

Le développement durable va également se traduire par la mise en œuvre d’une prochaine certification OekoTex, en cours avec l’IFTH, afin de nous différencier, de mieux informer nos clients sur la qualité de nos produits, et de garantir leur santé et leur sécurité.

Cette approche RSE (Responsabilité sociale et environnementale) est essentielle. Nous allons la concrétiser prochainement grâce au lancement d’une petite collection d’accessoires fabriqués à partir des chutes de tissus issues de notre process de production, une fabrication réalisée avec des ESAT (Etablissement et service d’aide par le travail) locaux. Cette collection sera proposée dans nos boutiques, notamment un pop-up store à Paris, rue Vertbois, rue qui sera pour l’occasion rebaptisée La Rue du Made in France. L’inauguration de ce quartier dédié aux savoir-faire français, avec 22 boutiques et espaces de vente éphémères, aura lieu le 15 mai 2018, et l’offre sera présentée jusqu’au 15 juillet 2018.

 Collaborer avec le célèbre Slip Français pour le lancement en avril 2018 de votre dernier kit cuistot, cela ne semble pas être une évidence et pourtant vous l’avez fait, pourquoi ?   

 Le Jacquard Français est une très belle marque, qui bénéficie d’une réelle notoriété internationale, aux USA, en Allemagne, en Italie, en Espagne, au Japon, et bien d’autres encore, et qui fait partie du patrimoine français. Mais elle reste « la marque préférée de nos mamans », c’est une « belle endormie » qui ne demande qu’à être révélée à d’autres publics. Nous avons donc travaillé l’année dernière avec le bureau de tendances Nelly Rodi afin de retravailler le territoire d’expression de la marque.

Nous avons ainsi été présents sur les dernières éditions des salons Maison & Objet et Ambiente, en se donnant les moyens de communiquer différemment. Nous devons aujourd’hui rentrer un peu plus dans le quotidien des consommateurs tout en gardant le prestige de la marque. Celle-ci est encore fortement associée à la belle nappe de cérémonie, il nous faut donc diversifier nos gammes de produits, avec des nappes plus fonctionnelles pour le quotidien, des sets de tables, mais également développer notre gamme de linge de toilette, et de linge de plage. Nos derniers nids d’abeille sont commercialisés en « pré wash » pour les assouplir, ce qui leur donne un gonflant et une douceur qui les différencie des autres produits par exemple, et nous devons les mettre plus en avant.  Ce sont autant de points de contacts que nous créons avec nos clients.

En ce qui concerne le Slip Français, nous avions dans l’idée de trouver une nouvelle proximité avec le consommateur, tout en restant dans notre univers du linge de cuisine. Le Slip Français est une marque caractérisée par son dynamisme, portée par son dirigeant, et cette manière de communiquer fait du bien à la filière. Etre un peu moins sérieux, avoir une nouvelle connivence avec le client, et montrer notre capacité à faire un produit de qualité de manière un peu décalée… Non, le Jacquard Français n’est définitivement pas ennuyeux, et s’adresse à tous, même aux plus jeunes !

 Instagram, Facebook, twitter, vous avez réussi à prendre la voie de la modernité des réseaux sociaux sans perdre votre âme de société de tradition. Etait-ce essentiel de pouvoir communiquer au plus près des clients, comme les marques de mode traditionnelles, de créer l’attente, de proposer une autre expérience finalement ?

 Effectivement, nous sommes présents sur plusieurs réseaux sociaux, dans la lignée de ce qui a été développé par d’autres marques dans l’univers de la mode et de la beauté.

Instagram et Pinterest sont deux médias incontournables aujourd’hui, et qui collent parfaitement à notre mode d’expression. En effet, la marque est connue également pour la beauté de ses catalogues et des photos. Il était donc évident de pouvoir communiquer sur le web à travers ces visuels. Il y une réelle demande des consommateurs, et des influenceurs, pour ce type de photos.

Cela nous permet de rajeunir notre auditoire, de nous faire mieux connaître auprès des nouvelles générations. Nous avons ainsi une personne dédiée à l’activité de Community management, qui veille à la diffusion de notre image de marque sur les réseaux sociaux.

Dans l’univers de la mode, de nombreuses entreprises font le pari de la personnalisation des produits, voire de la cocréation, notamment grâce au service en ligne et à la digitalisation, est-ce une stratégie envisagée pour l’avenir ?

Concernant la cocréation, nous le faisons déjà aujourd’hui mais pas avec le consommateur final ; elle est réalisée avec d’autres marques, via des collaborations comme avec le Slip Français bien entendu, mais également avec La Cornue à travers une collection créée en fin d’année dernière par exemple.

Du côté de la personnalisation, si nous ne la proposons par encore en ligne, c’est déjà le cas dans nos boutiques, au Bon Marché et dans certains de nos corners. Nous proposons une collection de linge blanc, déclinée en une dizaine d’armures différentes, que l’on peut faire marquer, broder comme on le souhaite. C’est une offre « trousseau » qui est appréciée car elle permet aussi une certaine transmission au sein des familles.

Finalement, quel regard portez-vous sur l’évolution de votre métier, et sur l’industrie textile de façon plus générale ?  

L’appétence du consommateur pour le Made en France est bien présente et porte la demande, ce qui est très encourageant, même si tout n’est pas simple pour conserver cette fabrication. Nous avons en particulier toujours une réelle difficulté à recruter. Au sein du Jacquard Français, une part importante des effectifs est à renouveler sur les trois prochaines années, pour pallier aux départs en retraite.

Comme il n‘existe pas d’école, nous tentons de sauvegarder les savoir-faire, la gestuelle, en formant des personnes en interne durant 6 à 12 mois, en espérant que ces futurs collaborateurs restent bien dans l’entreprise à l’issue de la formation. Car il faut apprendre à gérer la dureté des tâches, le travail en équipe en 3×8, la pression des cadences de production… Cela représente un pari risqué à chaque fois, des coûts associés, mais il est essentiel aujourd’hui d’anticiper l’avenir.

Qu’est-ce qui vous surprend encore ?

L’incroyable ascension de la place d’internet dans nos vies, et la transformation du retail associée à la montée en puissance du digital. Il est très intéressant de suivre cela de près. Des marques comme Sézanne ou Made.com sont très inspirantes. Tout est en mouvement, la mutation est encore inachevée. Le phygital n’a pas encore montré tout son potentiel !

Propos recueillis par N. Righi – Mai 2018