Si la résilience « physique » est la capacité d’un matériau à absorber de l’énergie quand il se déforme sous l’effet d’un choc, le terme est largement utilisé aujourd’hui en sciences humaines pour mesurer notre capacité à surmonter une épreuve.
Becher Al Awa illustre parfaitement cette aptitude à rebondir puisqu’il dû quitter avec sa famille son pays d’origine, une Syrie alors en état de guerre. Là-bas il gérait une entreprise de filature de polypropylène et employait 120 personnes. Aujourd’hui, il dirige Ain Fibres, l’entreprise qu’il a créé en arrivant en France en 2015 . La société produit des fils continus synthétiques par extrusion, et propose des produits de qualité et personnalisés pour des marchés de niche, aux propriétés fonctionnelles adaptées à des applications très diverses, de l’automobile au sport en passant par le médical ou encore le génie civil.
Le positionnement de l’entreprise est clair : miser sur la réactivité et la possibilité d’une production en petites quantités. Ain Fibres propose ainsi un procédé de coloration du fil teint dans la masse pour des minimas de production. Becher Al Awa revient pour nous sur les challenges à relever dans le secteur et sur l’importance de l’innovation et du travail collaboratif pour concevoir de nouveaux fils, pour les textiles d’aujourd’hui et surtout de demain.
Dans un secteur textile réputé souvent difficile, vous avez réussi à créer des emplois en choisissant notamment de favoriser les prestations sur-mesure. Quels sont vos défis quotidiens pour continuer à soutenir et pérenniser l’activité dans la durée ?
Le métier de filateur est rare en France, pour cela nous avons choisi de nous y implanter. Tout va très vite, notre vision et notre volonté est de développer les nouveaux produits de demain Nous avons en France une chance inouïe de pouvoir collaborer sur des sujets complexes et hautement technologiques accompagnés par des Organismes, des Instituts parfaitement compétents pour s’ouvrir de nouveaux marchés avec des produits innovants à valeur ajoutée , adaptés à une demande et au style de vie active du 21ème siècle, en les faisant évoluer au fur et à mesure des attentes, des tendances, des contextes ….
L ‘enjeu est de ramener la totalité de la chaîne de production textile, en France, à fonctionner pleinement avec des produits innovants et à pérenniser cette industrie stratégique trop longtemps absente sur le sol national.
Comment pourriez-vous décrire le processus d’innovation au sein de votre entreprise ? Que vous apportent les collaborations engagées avec d’autres acteurs au sein de la filière ?
Une innovation ne peut aboutir que lorsqu’elle est le fruit d ‘un travail produit par différentes sociétés et organismes. Particulièrement dans le domaine textile où la chaîne de fabrication est très longue, chaque métier va donner des informations qui une fois ajoutée les unes aux autres vont aboutir à des solutions pour la mise au point d’un produit nouveau.
Les Centres techniques, les différentes Universités, Ecoles, etc, vont eux aussi fournir des informations plus détaillées et vont surtout pouvoir effectuer un travail de caractérisation qui sera nécessaire au contrôle de la fabrication de ces nouveaux produits. Et en proposant des dispositifs d’aides aux PME, l’Etat Français favorise et booste pleinement la réussite d’innovations dans le secteur textile
Votre société a récemment développé le DYNALEN®, avec une fonction antibactérienne. Pouvez-vous revenir pour nous sur ce produit innovant ? Comment ce projet a-t-il été initié et comment s’est-il déroulé ?
Nous avions déjà auparavant une très bonne expérience dans le domaine du textile paramédical lorsque nous étions encore installés aux Pays du Levant. De même, nous étions souvent sollicités par des tricoteurs qui travaillaient étroitement avec l’Allemagne sur des produits de prêt à porter à partir de fils fantaisies. Notre capacité à produire des petites séries de 200 kgs par coloris nous a aidée à transformer des marchés niches de quelques centaines de kgs/mois par des marchés de plusieurs dizaines de tonnes/mois. Notre flexibilité combinée aux différentes caractéristiques du PP (légèreté, hypoallergène, hydrophobe, isolante………) a très vite donné une très bonne image de marque et de qualité sur les marchés visés.
Lors de la création d’Ain Fibres, nous avions constaté que le marché du sportswear technique évoluait continuellement et était majoritairement composé de mailles PES ou PA. Ces 2 matières nécessitaient un post traitement en apprêtage afin d’obtenir les caractéristiques antibactériennes. Ces traitements ne peuvent être stables dans le temps au cours des différents lavages pendant l’utilisation des vêtements traités. Nous nous sommes donc mis en relation avec la Société Sanitized afin de mettre au point un antibactérien à incorporer en masse dans le PP qui ne migre pas pendant le lavage. Les problèmes auxquels nous avons fait face étaient nombreux. Cela a pris plus d’un an et demi pour valider un produit compatible avec les fibres adaptées aux sportswears techniques portés a même la peau.
Aujourd’hui le Partenariat avec la Société Sanitized nous permet de présenter au marché 2 types de produits, un produit anti odeur avec une efficacité de 99 % (Log2) et un second totalement bactériostatique a 99,999% (Log5), qui s’adresse tout particulièrement à des applications en milieu hospitalier ou bien pour des vêtements thérapeutiques anti-infections.
Depuis plusieurs années, les fibres synthétiques connaissent toujours une croissance continue dans les applications textiles ; le polypropylène bénéficie-t-il lui aussi toujours de ce fort engouement et sur quelles applications en particulier (sport…) ?
Les fibres synthétiques apportent des solutions à tous types d’innovation textile. Agir sur la chimie de polymérisation en amont ou bien sur la fabrication de compound en extrusion réactive sont des solutions continuellement sollicitées pour résoudre différentes problématiques dans le textile. Dans le cas particulier du PP, les caractéristiques de base de la matière et sa stabilité thermique à la transformation rendent cette matière très prisée dans tous types d’applications textiles. De plus, la possibilité d’incorporer en masse la totalité des additifs et charges rendent les fonctions de cette fibre stable dans le temps avec des moyens tout à fait écologiques (pas de gaspillage d’eau, et moins d’énergie consommée…)
Alors que cette fibre connait une montée continue de son utilisation dans les divers domaines d’applications textiles dans plusieurs pays de l’Europe de l’Ouest, en France, elle fait face à une mauvaise appréciation des textiliens qui avaient pris l’habitude d’utiliser les PES et PA. Dans Ain Fibres, nous entreprenons beaucoup d’efforts afin de changer cette image pour introduire la fibre PP dans les domaines où elle est la mieux placée.
La pression environnementale des marchés est de plus en plus forte, est-ce plutôt un frein ou une opportunité pour une activité telle que la vôtre ?
Le recyclage est une nécessité incontournable qui aurait dû être pris en compte depuis bien longtemps. Dans de nombreux pays, dont certains limitrophes à la France, le recyclage textile existe depuis les années 70. Il faut le considérer comme un gisement de valeur à part entière. Cependant la gestion du recyclage étant complexe, elle ne doit pas être figée sous une forme immuable.
Dans le textile on a tendance à penser qu’il faut recycler un textile pour en produire un nouveau. Dans certains cas, cela ne peut être appliqué et il faut orienter la matière sur d’autres industries. D’autre part, il faut plancher sur l’éco-conception de toutes les fibres et textiles afin de permettre leur recyclage. En effet, à ce jour la majorité des produits textiles sont fabriqués à partir de plusieurs matières, ce qui complique les opérations de recyclage. Pour finir, il faut revenir sur des produits de qualité supérieure et ainsi augmenter leur temps de vie.
Selon vous, quelles sont les évolutions majeures qui pourraient impacter la filière textile habillement durant les prochaines années ?
Durant les 15 dernières années, l’industrie du prêt à porter a quitté l’Europe pour le Sud Est asiatique. Cela a engendré la fermeture de nombreux ateliers de confection. Ceux qui ont survécu sont ceux qui se sont engagés sur un exercice de réduction de capacité et ont choisi de cibler les marchés niches. L’effet bénéfique sur le court terme ne permettait plus à ces ateliers d’agrandir leurs marchés, et on a assisté encore à la délocalisation de ces nouvelles productions à partir du moment où elles dépassaient certaines capacités.
L’enjeu aujourd’hui est de retrouver la compétitivité et la productivité nécessaire pour réaligner les coûts de fabrication sur ceux de la concurrence. Sans cela ce secteur ne pourra pas retrouver sa place. Cela serait vraiment dommageable, car la France possède un savoir-faire qui lui est propre dans ce domaine, et particulièrement dans la conception et le design dans les secteurs de la mode et du vêtement technique. Le développement des nouvelles technologies de coupe et l’assemblage peuvent ainsi être une des clés de ce « come-back ».
De manière générale, quel(le) technologie ou produit textile vous a surpris ou interpellé ces derniers mois ?
Clairement, la capacité de l’industrie française à produire des semi-produits textiles innovateurs sur des outils de production très anciens !
Propos recueillis par N. Righi – Avril 2019