Lacoste, Saint James, mais aussi Givenchy, Balmain, Dior, ou encore le Slip Français ont toutes un point commun.
Toutes ses marques travaillent en effet avec la société BUGIS, l’un des acteurs les plus importants de la filière maille française. Son dirigeant, Bruno NAHAN, qui il y a quelques années n’imaginait pas œuvrer dans le secteur textile, a pourtant parié il y a quatre ans sur l’avenir de cette PME soixantenaire et a repris la société, en s’appuyant sur son expérience confirmée de direction d’entreprise, et également influencé par l’enthousiasme contagieux des dirigeants de l’Atelier d’Ariane, confectionneur troyen pour de grandes marques et partenaire de Bugis.
Si le tricoteur produit aujourd’hui environ 200 tonnes de tissus par mois, Bruno NAHAN mise sur les atouts de l’entreprise pour poursuivre le développement de BUGIS, grâce à un positionnement haut de gamme dans le domaine du textile mode et une forte légitimité pour les textiles à usages techniques (TUT). Innovation produit, montée en compétences, internationalisation et développement durable : aujourd’hui passionné par son métier, il revient pour nous sur les grands axes de sa stratégie d’entreprise dans un environnement souvent complexe à appréhender.
Entre tradition et modernité, l’innovation a pris une place à part entière ces dernières années chez Bugis. La structuration d’une activité de R&D au sein de l’entreprise s’est-elle avérée nécessaire afin de répondre aux nouveaux besoins en textiles techniques ?
L’activité Textiles Techniques pèse aujourd’hui environ 30% du chiffre d’affaires de Bugis. Le renforcement et la montée en compétences dans ce domaine s’est opérée autour du développement produit, et s’est traduit par le recrutement récent de deux ingénieurs textiles.
La première personne, qui vient de terminer son cursus au sein de l’ENSAIT, a intégré Bugis pour manager une activité de R&D très orientée vers le besoin du client dans le domaine des TUT. Le deuxième profil recruté est un ingénieur textile au profil plus senior, qui a pour mission le développement technico-commercial de l’activité TUT ; il nous était en effet nécessaire d’intégrer une personne avec une expertise technique forte, qui puisse traduire les besoins de nos clients en propositions technique industrialisables. Une PME telle que Bugis est capable de proposer des développements à 1 ou 2 ans pour des besoins clients spécifiques.
Côté mode, avez-vous au besoin également de structurer une équipe afin de s’adapter à des rythmes de collections plus rapides qu’auparavant ? Vous travaillez avec des marques très différentes : des grands noms du luxes, du haut de gamme, mais également de très jeunes marques comme Garçon Français ou CotCot ? Est-ce un challenge permanent de s’adapter à ces demandes différentes ?
Concernant notre activité Mode, nous travaillons selon le rythme des collections. La recherche du style, du confort, du toucher ne repose pas sur la même complexité que les textiles techniques. Cependant, nous essayons là aussi d’orienter tous nos développements sur la base des besoins clients afin de minimiser les prises de risques. Actuellement, nous avons une styliste salariée à plein temps, qui travaille en collaboration avec un technicien senior afin de traduire et de rendre industrialisables les demandes de nos clients ; et nous avons recours à une styliste freelance au cas par cas. La création est un domaine forcément aléatoire et subjectif, et nous mettons en place une approche client la plus personnalisée possible.
Le portefeuille historique des clients de Bugis est en effet composé de grandes marques de luxe et de mode, qui apporte un volume d’affaires significatif à l’entreprise. Mais notre volonté a toujours été de travailler avec des profils d’entreprises divers et variés, représentatifs de l’industrie de l’habillement, les jeunes marques ont donc également toute leur place chez nous.
Le Made in France fait-il réellement la différence auprès de vos clients, notamment pour le développement à l’international, et en particulier en Asie ?
Concernant le marché national, je reste nuancé sur un véritable effet « made in France » sur le consommateur. En effet, au-delà du « politiquement correct » que cette mention véhicule, la réalité veut que les coûts de distribution élevés de ces produits rendent très difficile le développement des ventes du 100% made in France auprès des consommateurs. Par exemple, il est fréquent qu’un article tricoté et confectionné 100% en France se voit appliqué par la distribution un coefficient multiplicateur sur le prix d’achat qui peut aller de 7 à 10 ! Un prix extrêmement dissuasif pour le consommateur donc.
Reste que pour de jeunes marques, comme le célèbre Slip Français par exemple, avec qui nous collaborons aussi, et qui s’affranchissent des systèmes de distribution classiques, qui misent sur le digital pour vendre directement au consommateur, et qui sont clairement en demande de traçabilité, d’écoresponsabilité, de durabilité, alors dans ce cas précis le Made in France représente une valeur forte et apprécié des clients. Les coefficients appliqué par ces marques sur des produits français est plus raisonnable que ceux de la distribution traditionnelle et le prix du produit fini est donc beaucoup plus attractif pour le consommateur. Il s’agit là de modèles économiques intéressants qui rendent possible le 100% made in France.
Dans le domaine des textiles techniques, le made in France est peu mis en avant, puisque c’est la réponse efficace et performante aux besoins clients qui prime. En tant que fabricant de matières, nous sommes aujourd’hui légitimes pour apporter des réponses sur différents segments de marchés à l’international, en particulier les équipements de protection, les produits pour l’industrie, ou encore les transports.
Comment relevez-vous le défi de préserver les savoirs et savoir-faire, parfois uniques, de l’entreprise ?
Il est vrai que, s’il est relativement simple de recruter des compétences dans les domaines de l’ingénierie, comme nous venons de la faire pour le développement des textiles techniques, il s’avère beaucoup plus compliqué de dénicher des opérateurs métiers. Il y a peu de profils sur le marché du travail, car les formations techniques ont quasiment disparu en France, et cela est particulièrement vrai dans le domaine du tricotage.
Dès lors, la transmission des savoirs et savoir-faire se fait en interne chez Bugis, en mettant en place des binômes junior/senior, comme dans le cas de départs à la retraite. Si cela est efficace, cela reste coûteux pour l’entreprise puisqu’il faut parfois 1 à 2 ans de fonctionnement en binôme, ce qui impacte forcément les coûts salariaux de l’entreprise. Pourtant il nous est essentiel de préserver nos mains d’experts, car notre activité se situe à mi-chemin entre l’industrie et l’artisanat, une sorte « d’horlogerie » textile. Même avec un parc machines très récent, le rôle des d’opérateurs/régleurs qualifiés est essentiel pour le maîtriser.
Le développement durable fait partie de vos engagements stratégiques, pourriez-vous nous en dire un peu plus sur sa mise en œuvre au quotidien ?
Le développement durable s’inscrit dans la logique rationnelle et économique de notre activité. Par exemple, nous travaillons essentiellement avec l’écosystème local dès que possible. S’il devient très difficile de trouver un filateur sur le territoire, les compétences en teinture, ennoblissement, contre collage, enduction…sont belles et bien présentes ici. Il serait donc absurde de ne pas travailler ensemble ! Nous œuvrons pour la responsabilisation et la traçabilité de notre chaîne d’approvisionnement, et pour en augmenter la maîtrise, car c’est aussi une demande de nos clients.
Une tendance forte existe au niveau des matières premières, en particulier chez les jeunes marques, qui privilégie le coton recyclé, le coton biologique, le lin ou encore le chanvre. Elles demandent également de plus en plus de recourir à des teintures végétales afin de minimiser l’impact sur l’environnement.
Quelles tendances de fond pourraient selon vous marquer profondément votre secteur d’activité durant les prochaines années ?
Côté produit, s’il on entend beaucoup parler des vêtements connectés, nous ne pouvons aujourd’hui arguer d’une demande forte dans ce domaine, en dehors d’applications très techniques de monitoring pour le secteur médical ou pour les équipements de protection, mais cela reste vraiment des produits de niches.
De manière générale, l’approche sociétale, éco-responsable et la recherche de sens sont indéniablement des tendances de fond extrêmement importantes. Nous atteignons les limites du modèle économique de la mondialisation à outrance, et ce nouveau modèle promu par certaines jeunes marques, s’oriente d’avantage vers une vraie recherche d’intemporalité, vers une « slow fashion » apportant durabilité et anti-gaspillage, a une résonance forte auprès des jeunes générations de consommateurs. Il remet aussi en avant le fait que des personnes vivent de notre activité industrielle sur notre territoire, que des emplois sont créés grâce à cela, et cela redonne du sens à notre activité industrielle et à nos produits.
Propos recueillis par N. Righi – Octobre 2018
Photos: Bugis – Tous droits réservés