En 2016, l’agence de communication grenobloise Fashandy se démarque en lançant Modelab, premier magazine trimestriel fusionnant les univers de la mode et de la technologie. Et ça marche, si bien qu’en mai 2016, le célèbre Metropolitan Museum of Art de New York commande 100 exemplaires du magazine papier ModeLab pour compléter son offre de documentation ! Une belle reconnaissance pour cette jeune startup. Derrière cette dynamique, son fondateur Fabrice Jonas, passionné de mode et de technologies, qui revient pour nous sur ce nouvel univers de la « fashiontech ». Décryptage d’une tendance de fond, qui ne se limite pas à la « simple » intégration d’une technologie au cœur d’un vêtement, mais qui va bien au-delà.
Le terme fashiontech est largement utilisé et revendiqué aujourd’hui, quelle définition pourriez-vous lui attribuer aujourd’hui ?
Il s’agit d’une véritable évolution du secteur à travers l’innovation d’usage, car aujourd’hui, la mode n’est plus faite par les « gens de la mode ». L’innovation vient des secteurs autres que celui de la mode. Par exemple, la première veste chauffante intègre en fait une technologie issue des sièges chauffants des voitures. Autre exemple, le Slip Français, un des plus beaux succès du secteur ces dernières années, est une entreprise pilotée par un diplômé d’école de commerce, qui a su révolutionner le marketing du produit textile. Les frontières deviennent poreuses. L’Ecole des Mines de Paris, leader du projet CARATS* (dont l’IFTH est également partenaire), nous sollicite pour travailler ensemble sur la mode et le luxe du futur, et cela est très intéressant car nous allons apprendre beaucoup les uns des autres.
La fashiontech revient à imaginer les futurs possibles, elle représente ce que la mode va devenir dans quelques années. L’enjeu du secteur est véritable ici : s’ouvrir à d’autres domaines, d’autres horizons. C’est également un mouvement de fond, une prise de conscience, avec une maturité technologique qui va nous amener à modifier toute la filière mode.
Le développement durable est particulièrement mis en avant sur Modelab, est-ce quelque chose de crucial, d’incontournable pour le futur ?
Effectivement, c’est important pour nous, mais c’est surtout le consommateur qui revendique aujourd’hui le droit au bien-être. Si auparavant être végétarien était considéré comme une excentricité, aujourd’hui cela est parfaitement accepté. De la même façon, le consommateur est conscient que ses vêtements peuvent contenir du mercure, du plomb, etc. Les rapports de Greenpeace sont accablants, avec un constat clair : aujourd’hui l’industrie de la mode est la plus polluante au monde.
Dans notre société plus mature, nous avons envie de bien manger, de bien vivre, sans polluer la planète. Nous voulons savoir où a été produit notre vêtement, dans quelles conditions et avec quelle éthique, si la teinture est écologique, etc. Il me semble que nous sommes à un tournant de notre société, d’un mode de consommation basé sur la fast fashion avec une nécessité d’être tendance tout le temps, à des marques qui produisent aujourd’hui des produits intemporels, jamais soldés. Il est inimaginable de pouvoir proposer des démarques de plus de 70% sans se dire qu’à un moment donné, la marque fast fashion de ne s’est pas un peu moquée du consommateur !
Comment arriver à consommer de manière raisonnable et raisonnée, tel est l’enjeu de la mode de demain. Cela demande peut-être de réduire les marges, de limiter les dépenses marketing, de ne plus recourir à des intermédiaires rémunérés à 40% de la marge…Des marques comme Bonne Gueule l’ont bien compris, et propose une vente directe au consommateur final, sans intermédiaire. Chez Modelab, nous sommes témoins de ce changement, vers une valorisation du produit durable et de la main d’œuvre associée.
Beaucoup de start up, beaucoup d’annonces, de prototypes, mais finalement le sentiment qu’il y a peu de concrétisation sur le marché prédomine. A quelles difficultés est encore confronté le secteur de la mode pour arriver à vendre des textiles plus intelligents ?
Partons d’un exemple très concret : le projet Jacquard de Google. Sortie au mois de septembre aux Etats-Unis, la veste issue de ce projet en collaboration avec Levi’s coûte 350 euros. Une veste pour homme, en jean, à 350 euros, calibrée pour ne pas avoir à utiliser directement son smartphone. L’innovation technologique est énorme, mais quid de l’innovation d’image ? Quel réel intérêt pour le consommateur d’utiliser sa manche de veste plutôt que son téléphone, à ce prix-là ? !
Autre problématique, une technologie peut rapidement par essence devenir obsolète. Si vous faites une mise à jour d’Iphone, quasi systématiquement celui va se mettre à « ramer », vous poussant à racheter la dernière version du produit. Si j’achète aujourd’hui cette veste à 350 euros, il est possible qu’elle ne vaille plus rien d’ici quelques mois. L’univers du luxe est d’ailleurs très réticent à toutes ces nouvelles technologies, car acheter un de produit de luxe est un réel investissement, et il est impensable qu’il devienne obsolète rapidement.
Les seuls produits intelligents sur le marché fonctionnent avec les éléments amovibles, comme les batteries par exemple. Pour la plupart des vêtements dits intelligents, les capteurs intégrés sont encore bien trop gros et trop visibles pour que le manque d’esthétique soit accepté sur le marché de la mode. Par ailleurs la gestion des données, de la « data » transitant via les vêtements connectés, représente un véritable enjeu pour la protection de la vie privée du consommateur. Des règlementations internationales existent, mais quid de la mondialisation. Si vous achetez un vêtement français, connecté à un Google par exemple, les données vont appartenir à l’état américain ? L’incertitude est forte, pour des produits dont l’intérêt à l’usage est encore flou. Prenons l’exemple des bracelets connectés, après un fort démarrage, la tendance du marché s’est inversée très rapidement, et des entreprises ont déposé le bilan. Ce type de produits « gadgets » peut être très vite acheté, et très rapidement inutilisé.
Enfin, des problématiques restent encore récurrentes : tenue au lavage, extensibilité, résistance au frottement, à l’usure, etc ; même si des solutions existent potentiellement, elles sont encore difficilement intégrées au produit lambda sur le marché. On pense souvent que la technologie va résoudre tous nos problèmes. Mais finalement, elle nous a apporté quoi ces dernières années ? Facebook, Twitter, Instagram ? La technologie n’est qu’un outil, il faut que sa finalité soit réelle et utile.
Au cœur de la fashiontech, ce sont finalement les produits plus respectueux, plus écologiques, plus éthiques qui fonctionnement mieux que les produits intégrateurs de technologies avancées, car on pense à la fin de vie du produit. La marque Andrea Crews fonctionne comme cela, elle est emblématique de la fashiontech. Le consommateur est devenu « sachant » grâce à Internet, et il veut retrouver du sens à son quotidien.
La transformation numérique et les nouveaux modes de production bouleversent l’univers créatif , quel en est le réel impact sur le secteur de la mode selon vous ?
Les impacts sont colossaux.
Si demain nous arrivons à fabriquer nos vêtements grâce à l’impression 3D, avec une encre écologique et des matières biodégradables ou recyclables, alors nous aurons pensé et optimisé le cycle de vie complet du produit. Après la fast fashion, cette mode qui a « pété les plomb », une « bulle de la mode » qui va éclater, je crois à une nouvelle mode plus consciente de ses enjeux et de ses impacts.
Il n’y a d’ailleurs sans doute pas de filière fashiontech à créer comme on parle de filière de la mode. En recréant des structures de type fédération ou autre, on prendrait le risque de récréer l’existant. Garder un écosystème horizontal, aux frontières poreuses, qui s’autorégule, semble être vraiment intéressant pour garder la dynamique des acteurs, qui peuvent travailler « en mode projet » et s’enrichir mutuellement. A l’image d’un contrat social cassé et d’un univers du travail qui doit se récréer, la fashiontech est dans la même mouvance.
Celui qui a finalement raison sur le marché, c’est le vendeur, pas le créateur. C’est pour cela que nous allons vers de la création à la demande, vers du zéro stock. Du manufacturing 4.0 !
Vous voyagez beaucoup, et participez à de nombreux évènements, quelles sont selon vous les différences notables entre les différents écosystèmes mode&tech dans le monde ?
Pour moi, Berlin reste LA capitale de la fashiontech en Europe. L’univers est plus ouvert là-bas, selon les dires des acteurs qui font la fashiontech. Trois facteurs expliquent cela : d’une part il n’y pas le poids de la presse spécialisée comme on peut l’avoir en France et particulièrement à Paris ; d’autre part il y a moins d’organismes structurants de types fédérations ou syndicats nationaux ou régionaux ; et enfin le prix de l’immobilier est beaucoup plus intéressant qu’à Paris. Tout cela fait de Berlin une ville d’avant-garde, avec de nombreux jeunes créatifs qui viennent s’installer et se lancer car cela ne coûte pas cher. Il y a aussi une cuture interdisciplinaire, entre mode et design, qui n’existe pas encore chez nous. Les écoles sont ouvertes tout le temps, week-end compris, vous pouvez créer en permanence.
Les Pays-Bas fonctionnement également comme cela. Les gens sont habitués à voyager énormément, ils parlent tous très bien l’anglais, et pensent « développement international » dès le début d’un projet.
Quand je donne des cours, on me dit souvent « Paris c’est la capitale de la mode ». Si je demande « pourquoi ? » les étudiants me répondent « C’est comme ça ». Mais être capitale ne se décrète pas ! La vraie différence aujourd’hui entre Paris et Berlin, c’est que la presse est présente à Paris. Lorsque vous souhaitez faire un lancement de collection, vous le faites lors des Fashion Weeks de Paris ou New York, mais pas à Berlin.
Comment imaginez-vous l’écosystème textile-mode-habillement français de demain, face aux mutations du monde économique et aux nouveaux modes de consommation ?
Avant, un défilé de mode était exceptionnel. Maintenant, il est calibré pour les réseaux sociaux, particulièrement pour Instagram. Nous sommes dans la tyrannie de l’instant, en témoigne le passage par le « see now by now » de certaines maisons de couture. Le mass marketing de la mode répond au plus grand nombre.
Mais il y a des micro niches, des « on ne veut plus de ça », « on veut des produits qui durent, des produits qu’on aime », des « on veut que le prix de ces vêtements soit cohérent et connecté à leur juste valeur ». On pourrait comparer la fashiontech a un film d’anticipation ! Demain plusieurs des technologies futuristes d’aujourd’hui seront peut-être invisibles, elles feront partie de notre quotidien.
Qu’est-ce qui vous a le plus interpellé ces derniers mois ?
Je suis surpris de façon positive de l’engouement autour de la fashiontech : des espaces dédiés sont créés sur des salons comme TRAFFIC ou WHO’S NEXT, des centres technologiques comme l’IFTH ou Mines ParisTech travaillent sur le sujet…Au sein de Modelab nous sommes en quelque sorte des traducteurs entre le langage technologique et l’univers de la mode. Nous trouvons de nouveaux modes de coordination entre acteurs.
Un nouveau langage commun est en train de se mettre en place. Cela prend du temps, mais c’est passionnant !
Les actus de Modelab :
- Sortie du prochain numéro du magazine Modelab début février 2018 : zoom sur la Fashiotech de Berlin
- Annuaire en cours de construction sur les acteurs de la fashiontech (en collaboration avec le DEFI Mode) – https://docs.google.com/forms/d/e/1FAIpQLSdQBgHI0p-mn3TWqBR7Bm7jum8xorf9zUyNw4d1DMX7gA-sMA/viewform
- Coordination de l’incubateur Fashiontech au sein de Station F (avec l’IFM et DEFI Mode)
* Carat: 3 Instituts Carnot relèvent le défi de rapprocher l’offre technologique des savoir-faire de tradition de la filière, créent l’innovation et l’ouverture vers de nouveaux marchés. L’IFTH , acteur majeur du transfert, participe à l’institut Carnot Mica et l’inter-Carnot CARATS
Propos recueillis par N. Righi -Février 2018