La Fédération de la Haute Couture et de la Mode rassemble les marques de mode privilégiant la création et le développement international, et vise à promouvoir la culture française de mode. Son actuel Président exécutif, Pascal Morand, a auparavant exercé les fonctions de Directeur général adjoint de la Chambre de commerce et d’industrie de région Paris Ile-de-France, chargé des études et de la mission consultative depuis septembre 2013, Directeur général de l’Institut français de la mode (1987-2006) et de ESCP Europe (2006-2012), où il est professeur depuis 1993. Diplômé d’HEC et Docteur d’État en sciences économiques, il est membre de l’Académie des technologies, du conseil d’administration de l’IFTH, du DEFI et de l’Union Française des Arts et du Costume (UFAC). Il est également membre du Conseil national éducation-économie (CNEE). Ses travaux portent sur les relations entre innovation et compétitivité, ainsi qu’entre économie et culture. Des domaines transversaux à l’univers du textile, de la mode et de l’habillement, et c’est avec passion qu’il partage avec nous son regard sur l’évolution du secteur.
- La notion d’Innovation est à large spectre, quelle(s) signification(s) pourriez-vous lui donner aujourd’hui dans le domaine de la couture, de la mode et de l’habillement ?
L’innovation est une nouveauté, qui apporte un nouvel usage, ou qui crée un nouveau modèle économique. D’où une ambiguïté récurrente avec la technologie puisque celle-ci est très souvent génératrice d’un nouvel usage ou d’un nouveau modèle économique. L’innovation peut ainsi avoir une dimension technologique ou non technologique, et elle peut être de rupture ou incrémentale. Elle est très différente de la création, qui est une nouveauté mais qui est, dans l’univers français, le plus souvent associée à tout ce qui a un caractère artistique ou esthétique. Le terme de créativité est lui le plus souvent associé aux sciences humaines. Il est en effet très important de repréciser le sens des termes, car souvent les gens ne parlent pas de la même chose tout en utilisant les mêmes mots !
- Quel regard portez-vous sur l’évolution de la filière ces dernières années, au regard de la nécessité de maintenir une certaine excellence française et européenne en matière de créativité et de mode ?
Il y a eu une accélération de l’innovation, et également des mutations technologiques, qui génèrent de nouveaux potentiels d’innovation, en général avec un facteur incrémental mais cela dépend des technologies. Par exemple, le principe du métier à tisser en-lui-même n’a pas changé depuis des temps très anciens, alors même que les machines d’aujourd’hui n’ont plus rien à voir avec ce qu’il se faisait auparavant. Mais il y a aussi tout ce qu’il se passe depuis quelques décennies, la révolution numérique en tête, qui induit au-delà du numérique des potentiels d’innovation importants. La facilitation du software, et toutes les mutations concernant le software, changent la donne. Si l’on prend l’exemple de l’impression 3D, ce sont toutes les transformations logicielles qui ont permis son accélération et son industrialisation. Du point de vue du langage quotidien, que l’on parle de 3ème ou de 4ème révolution industrielle, il faut avoir conscience qu’à la base de tout, il y a la révolution numérique. Tout ce qui se passe dans le domaine des applications aujourd’hui est également directement lié à cette révolution du software. Mais il n’y a pas que cela ! Dans le domaine des matériaux, elle contribue par nature à l’émergence rapide des wearables. L’intelligence artificielle, l’internet des objets, les technologies immersives, sont également d’autres domaines qui évoluent. Le plus important est de bien comprendre que la frontière entre d’un côté la mode et de l’autre côté la technologie est de plus en plus poreuse.
- Effectivement, le dernier concours de l’ANDAM Fashion Awards 2017, au sein duquel vous avez été jury, a mis en avant de jeunes acteurs français comme Euveka, Percko et Smartpixels dans sa catégorie « prix de l’Innovation ».
Je suis mentor du gagnant de ce prix de l’ANDAM, Euveka, spécialiste de la robotique appliquée au mannequin. LVMH et Showroomprivé ont également décerné un prix, ce qui aurait été inconcevable il y a quelques années ! Les personnes qui travaillent traditionnellement sur les technologies s’intéressent beaucoup aux fonctionnalités, celles qui travaillent dans la mode s’intéressent aux aspects émotionnels et sensoriels, mais tout s’entremêle de plus en plus pour évoluer dans de multiples directions. Le vocabulaire de la « Fashion Tech » est nouveau et est très intéressant.
- La transmission des savoirs fait sans aucun doute partie des éléments de stratégie importants pour vous qui avez été professeur, quelles sont à votre avis aujourd’hui les forces, les faiblesses, les leviers existants pour une plus grande efficacité des systèmes de formation ?
Tout va très vite, il faut donc être extrêmement curieux, extrêmement attentif, avoir pour socle une connaissance de ce qui se passe dans l’univers du numérique en particulier, mais pas seulement. Le partage d’information est essentiel, mais il suppose de parler le même langage, et de ne pas être en position de réticence, de défiance ou seulement d’indifférence envers d’autres paradigmes. Cela est très important, il est impossible de se passer des points de vue des uns et des autres ! Quand Google travaille sur le textile, il faut se poser les bonnes questions autour d’un tel projet, ce qu’il fait, est-ce que c’est de la la mode, etc. Tout est de plus en plus intégré, et par exemple, la mutation des marchés, l’accélération des marchés, pas spécifiquement technologiques, doivent être parfaitement comprises iafin d’optmiser les processus et les méthodes de confection par exemple. Et sur la question des savoir-faire, qui peuvent être matériels ou immatériels, encore une fois tout est lié et accéléré.
- Un Accord-cadre national allouant 2 millions d’euros pour la transformation numérique des entreprises du textile a été annoncé en début d’année, est-ce un signal fort envers les entreprises ? Une action nécessaire selon vous ?
Oui, c’est clair. Et l’innovation doit aussi prendre en compte, et si possible anticiper, la mutation des marchés liée au numérique. Il y a un impact évident, quand on regarde par exemple la part du e-commerce dans les ventes, et la valeur des entreprises qui ont été créées, les capitalisations boursières associées (comme celle de Matchesfashion.com supérieure à celle de Marks&Spencer), cela en dit long sur l’importance de cette connaissance des marchés, sans même parler d’Amazon et autres. Tout cela est générateur de nouveaux modèles économiques, et donc d’innovation, également s’agissant des marques créatives.
- Et si l’on parlait recyclage et économie circulaire ?
Aujourd’hui, lorsque l’on parle des deux grands axes de mutation actuels, avec la révolution numérique il y a bien évidemment la grande vague du développement durable qui doit être appréhendée dans toutes ses composantes. Ainsi, sont souvent regroupés dans un même ensemble les enjeux d’une nouvelle économie décarbonée et la responsabilité sociétale des entreprises (RSE), et cela peut prêter à confusion. Tout ce qui relève de l’environnemental est de plus en plus important ; la différence avec la révolution numérique, c’est que cela requiert encore à ce stade une démarche volontariste, alors que dans la révolution numérique, ce sont les outils qui s’imposent à chacun.
Sur la question du recyclage, il existe de gros enjeux de recherche, d’innovations. Mais si l’on parle d’économie circulaire, la location de vêtements est un exemple différent d’approche environnementale ! Ce sont de nouveaux modèles économiques intéressants, qui rentrent dans les mœurs, même si l’on est encore loin du compte ; cela relève surtout du comportement des usagers, il y a de nouveaux acteurs sur le marché dans le monde et il s’agit clairement d’une nouvelle façon de penser la circularité. Tout cela représente un grand défi pour la mode, qui doit nécessairement intégrer la notion d’écologie, et en particulier celle de recyclabilité, car il y a un besoin de sens qui va absolument dans cette direction. Mais il faut aussi prendre garde car ce serait une erreur de penser à l’inverse qu’il y aura un déni de la mode. Il faut au fond trouver de nouveaux modèles à mettre en place qui vont se faire se confronter cette dialectique entre court terme et long terme. Ce qui est clair, c’est que des produits qui soient recyclables ou recyclés, ou qui ont une dimension écologique forte, ne peuvent pas se passer de dégager directement ou indirectement une forme d’imaginaire émotionnel et sensoriel, en lien avec le temps, au-delà de la dimension rationnelle du marché. C’est en cela qu’ils seront désirés, sinon le consommateur d’aujourd’hui s’ennuie. En cela la mode relève du développement durable.
- Finalement, qu’est-ce qui vous a le plus surpris récemment ?
C’est vraiment l’accélération des choses !! Tout va très vite, surtout en termes d’intelligence artificielle, que ce soit en Europe, aux Etats-Unis ou en Asie. Amazon a mis en place un design régulé par une intelligence artificielle, et comme au cinéma, comme dans la musique, tout s’accélère. En ce qui concerne les wearables, il faudra néanmoins qu’il y ait une appropriation par les consommateurs et les designers. Et l’usage de data dans un modèle prédictif reste très complexe, cela soulève un certain nombre de questions. Je crois à la créativité humaine, notamment dans la mode, à cette capacité à dégager de nouveaux modèles, alors même que l’intelligence artificielle ne fait que répéter des modèles existants. De façon surprenante, plus tout cela se développe, plus il y a un appétit de savoir-faire, de sensorialité, il y a toujours cette forme d’équilibre entre les deux approches qui est très encourageante, car la dimension du savoir-faire, du toucher, est très importante dans le textile et la mode. Elle est génératrice de qualité, de confort, et de perceptions usuelles nouvelles.
Propos recueillis par N.Righi – Octobre 2017