En quelques années, Thuasne est devenu un acteur majeur du dispositif médical et un acteur mondial de la compression orthopédique grâce à une très large gamme de dispositifs apportant des solutions thérapeutiques face aux troubles musculosquelettiques, à la maladie veineuse, au lymphoedème et aux pathologies du dos. Sa Présidente Elizabeth DUCOTTET représente la 5ème génération dirigeante de ce groupe industriel patrimonial français. Elle s’est vue confier, par les pouvoirs publics et les industriels, la co-présidence du Réseau de l’Innovation Immatérielle pour l’Industrie (R3ilab). Elle est également membre du Conseil Général de la Banque de France, co-présidente du Mouvement pour les Entreprises de Taille Intermédiaire (METI), membre du Conseil National de l’Industrie, présidente du Comité d’orientation stratégique de French Tech / Design Tech de la ville de Saint-Etienne. Revendiquant le dépôt de 5 brevets internationaux chaque année et un effort constant de recherche-développement, Thuasne est une véritable référence dans le domaine de l’innovation. Elizabeth DUCOTTET a accepté de nous dévoiler quelques éléments clés de cette réussite, et nous livre un regard éclairé et enthousiaste sur l’avenir de la filière textile.
Innover pour rester leader sur un marché hautement concurrentiel et extrêmement réglementé : comment cela se traduit-il au quotidien au sein de l’organisation de Thuasne ?
Tout d’abord, il faut bien penser l’innovation au sens large, et pas seulement technologique : il existe mille et une autre façons d’être innovant. Il faut penser l’innovation comme « qu’est- ce que nous apportons de mieux au client ? ». Alors que va-t-on apporter de mieux ? Ce n’est pas forcément de la technologie nouvelle, cela peut être de la technologie complétée avec autre chose, dans la présentation du produit, dans l’information donnée, dans la couleur, le design…En matière de santé il y a eu autrefois une tradition un peu austère, c’est pourquoi nous croyons au design aujourd’hui. L’innovation, c’est du neuf pour celui qui l’utilise. L’innovation technologique est bien entendu une corde à jouer, car il y a aujourd’hui énormément de nouveaux apports grâce à la digitalisation et aux objets connectés, qui sont très utiles en matière de santé.
Cela se traduit chez Thuasne en premier lieu par une ouverture d’esprit, un œil ouvert sur l’extérieur. C’est à la fois plus facile qu’avant car de nombreuses informations sont disponibles, et à la fois plus difficile car il est nécessaire de trier ces informations afin de sélectionner la bonne ! Cela suppose d’avoir une capacité de jugement très rapide, et de partager ces informations. On ne peut mettre une personne seule en position de veille, il faut que chacun ait une capacité à développer son éveil sur le monde extérieur et sa capacité de jugement rapide afin de ne pas s’encombrer de trop d’informations inutiles. C’est une obligation pour tout le monde, pas seulement pour la Direction de l’innovation. Il s’agit alors de recruter des veilleurs, des éclaireurs, des personnes qui ont cette capacité à se connecter au monde extérieur, et renforcer cette capacité qu’a chacun à se faire interroger par cette information qui arrive de tout horizon, à tout moment. Nous avons l’obligation d’être une organisation activement éveillée !
Et il ne faut donc pas avoir peur, car tout cela est un peu bousculant. La solution de facilité est de se dire « comme c’est compliqué à gérer, oublions », alors qu’il faut avoir cette capacité à se laisser remettre en question par quelque chose de nouveau, qui nous concerne, et dont on pressent que cela va être important. Il faut d’ailleurs laisser la place à l’intuition. Nous n’avons pas toujours le temps de faire des analyses complètes et systématiques, il faut donc avoir une capacité au pressentiment, se dire « ça, ça doit nous intéresser, et nous allons donc creuser un peu plus ». Il faut être très attentif à ce que ces qualités soient bien exercées dans nos organisations. L’humain est essentiel !
Vous avez d’ores et déjà mis le cap sur la transformation digitale, comment cela s’est -il traduit au sein de vos équipes ?
Nous avons recruté des collaborateurs du monde digital, afin d’acquérir de nouvelles compétences, que nous n’avions pas au sein de nos équipes. Mais nous avons également noué des partenariats, des relations de recherche collaborative, avec des cellules extérieures qui n’avaient pas vocation à être intégrées chez nous. Ce sont des modes divers, différents, nous avons choisi la pluralité de fonctionnement. Le terme « intelligence collective » que l’on entend souvent prend ici toute son sens et toute son importance, car c’est de la collectivité que naissent les idées et les solutions innovantes. Je crois beaucoup à la richesse de la pluridisciplinarité.
Fertilisation croisée, intelligence collective, partenariats…pourquoi travailler toujours plus en réseau, notamment avec des acteurs clés historiques de la filière textile mais également avec des starts up ?
Nous travaillons de plus en mode horizontal, de moins en moins en mode vertical. Nos tailles d’entreprises, c’est-à-dire les ETI (entreprises de taille intermédiaire), sont bien formatées pour ces réalisations-là, elles sont en capacité à travailler facilement en réseau car la hiérarchie y est relativement limitée. La dimension européenne se vit par exemple de façon extrêmement concrète dans nos organisations. Il y a finalement peu d’endroit où se fait l’Europe de façon très concrète et expérimentale, pour nous en tant qu’ETI cela est obligatoire.
Et pour choisir la façon de travailler en réseau, je crois beaucoup à l’expérience, aux leçons tirées du vécu et qui nous permettent de nous adapter aux situations nouvelles. Toute expérience est bonne à prendre, qu’elle soit concluante ou non, elle reste toujours un plus. Si les collaborations avec les acteurs historiques européens, comme les centres techniques, sont toujours actives, les partenariats avec les starts up par exemple sont des initiatives assez nouvelles, et nous les expérimentons d’une fois sur l’autre, ce qui permet au final de mieux choisir. Il est nécessaire d’être très pragmatique et fidèle aux leçons de l’expérience.
Une initiative comme le R3iLab ne fait que renforcer depuis plus d’une dizaine d’années ce mouvement d’ouverture vers les autres, et c’est une grande source de satisfaction. Tout ce que nous pouvions pressentir autour des partenariats ingénieur-design par exemple, des voyages exploratoires au sein de laboratoires, tout ceci a généré des bénéfices, des apprentissages, des stimulations intellectuelles mais aussi des réalisations économiques pour les entreprises qui y ont participé.
Quelles innovations (technologiques, environnementales, managériales…) pourraient à votre avis marquer profondément la filière textile ?
Evidemment, l’ensemble des technologies liées au digital, de l’automatisme et de l’analyse de la data sont des petites révolutions, pour avoir plus de précisions sur les tendances, les comportements des consommateurs, les attentes, l’efficacité des produits, et cela devrait toucher tous les grands domaines de la vie quotidienne. Mais il n’y a pas que cela.
Dans le domaine textile, il y a des découvertes -et des redécouvertes- extrêmement importantes sur l’utilité du textile. Par exemple en matière de fibres naturelles et artificielles (cellulosiques), il existe des développements très intéressants, qui comportent une synthèse de réflexions techniques mais également philosophiques sur le rôle du textile. Si nous regardons ce qui se fait avec le lin aujourd’hui, un travail fondamental a été réalisé sur cette fibre que l’on connaissait mais qui n’était pas suffisamment bien utilisée, avec des potentiels aujourd’hui et des débouchés pour des fonctions diverses et variées, alors même que la fibre de lin est biosourcée, écologique, recyclable, etc. Il y a toute une compréhension du cycle de vie qui est majeure, et pourtant très récente. Des avancées considérables existent dans les utilisations, dans les fonctions, dans les traitements de toutes ces fibres ; la viscose a ainsi pris une place importante alors qu’elle était encore anecdotique il y a quelques années, grâce à des fonctionnalités très intéressantes (neutralité pour le contact peau…).
Quel est votre sentiment sur l’évolution à venir de l’industrie textile française, sur les dix prochaines années ?
La filière ne peut plus être réduite à une vision étroite, traditionnelle et issue de l’industrie du 19ème siècle !! Nous sommes dans l’ultra-moderne, dans des utilisations du textile de plus en plus audacieuses et parfois très éloignés de l’habillement, et des explorations très variées, intéressantes et extrêmement transversales. Quelles industries peuvent aujourd’hui se passer du textile ? Pas beaucoup. Malheureusement le grand public est très peu informé, et c’est réellement dommage.
Du côté de la matière, la fibre restera un élément fin, très fin (micro fibre, nano fibre), sera porteuse de fonctionnalités très évoluées, ce qui promet un potentiel d’applications diverses très important. Et du côté du consommateur, du patient, la capacité à faire de la personnalisation et du sur-mesure est forcément une solution d’avenir, combinée avec le potentiel des objets connectés.
En résumé, les industries du textile ont un grand avenir, tourné vers la valeur ajoutée, et cet avenir est à portée de beaucoup d’entreprises !!
Propos recueillis par N.Righi – Septembre 2017