Eric Boël est un homme engagé, un homme de convictions, un homme de choix.
Président de l’Union des Industries Textiles de Rhône-Alpes (Unitex), il dirige depuis une vingtaine d’années les Tissages de Charlieu (LTC), PME spécialisée dans le tissage jacquard pour l’habillement et les textiles techniques, labellisée Entreprise du Patrimoine Vivant (EPV) en septembre dernier. Une entreprise 100% made in France qui a misé, sous l’impulsion de son dirigeant, sur les trois piliers du développement durable : le social, l’environnement, et bien entendu l’économie.
Défenseur d’une entreprise libérée (ou plutôt « partagée ») et d’un management nouveau, ouvert à toutes les initiatives, créateur du groupement Altertex, Eric Boël a une certitude : c’est l’implication des collaborateurs qui fait la performance de la société. Et cela fonctionne. Fortes de son soutien, 4 intra-entreprises incubées chez LTC représentent même aujourd’hui une part non négligeable du chiffre d’affaire en croissance de la PME.
Engagement, échange, créativité et innovation sont au cœur d’une industrie forte de ses savoir-faire et qui a de l’avenir, et c’est donc le modèle que s’applique à défendre Eric Boël, qui revient pour nous sur les facteurs de succès de cette aventure entrepreneuriale et humaine.
Vous proposez 700 nouveaux tissus par mois, 15 de vos collaborateurs travaillent en R&D, ce qui représentent un quart de votre effectif ; entre tradition et modernité, l’innovation a pris naturellement une place centrale au sein de LTC, comment pourriez-vous la définir aujourd’hui ?
Pour tisser ensemble du fil, avec de l’innovation, de la créativité, de l’intelligence, de la performance avec de l’exigence, il faut avant tout tisser les liens entre les hommes, c’est -à-dire entre nous, mais aussi avec nos clients et nos fournisseurs. Notre équipe de R&D est la parfaite illustration de cela. Sur les 15 personnes dédiées, 12 d’entre elles fonctionnent en télétravail depuis plus de 10 ans, en complète autonomie, elles gèrent leur temps et la relation client de A à Z ; notre conviction est que, pour que chacun puisse donner le meilleur, chacun doit avoir son territoire d’autonomie afin de pouvoir y exercer son art et son intelligence, et cela ne peut se faire que si chacun est responsable.
Créativité et réactivité sont deux axes essentiels de la stratégie de LTC, comme c’est le cas chez la plupart des entreprises toujours en activité en France. Et à travers les différentes armures, les colorations, les types de fils utilisés, nous rendons nos produits plus intelligents.
Développement durable, diversification vers des applications plus techniques… vos grands axes stratégiques de développement se sont avérés gagnants. On parle aujourd’hui d’usine du futur, sous quel format l’imaginez-vous ?
L’entreprise du futur sera humaine avant tout.
Technologie, innovation, changement, sont autant de notions dont on parle aujourd’hui, parallèlement à celle des difficultés de recrutement, de la nécessité d’une plus grande vitesse d’adaptation, et d’absence de sens. L’entreprise du futur sera donc humaine, inclusive, un lieu où les personnes qui vont y travailler vont également pouvoir s’y épanouir, détecter et mettre en œuvre leurs talents, au service de la collectivité qu’est l’entreprise. C’est le sens que nous donnons à notre action, faire quelque chose d’utile à autrui, et c’est immuable dans le temps. Fédérer les équipes, c’est donner envie de nous rejoindre pour « Tisser ensemble de jolis liens » (vision de l’entreprise définie par l’ensemble des salariés).
Le développement durable est bien entendu, depuis la création de la charte Altertex en 2009, au centre de nos préoccupations. Environ 45% des fils que nous achetons aujourd’hui sont d’origine recyclée ou certifiée biologique. Notre électricité est 100% verte, sans émissions de CO2 lors de nos process. Pour exemple, un sac Indispensac fabriqué dans notre usine est 9 moins impactant en termes d’émissions de CO2 qu’un même sac fabriqué en Asie !
Votre tenue idéale se compose-t-elle par exemple d’un jean 1083, maintenu avec une ceinture Tonnerre de Belt, une chemise La Gentle Factory, une écharpe Letol autour du cou, et un sac Indispensac à la main ?
C’est tout à fait cela !
Nous sommes très fiers de tous ces projets intra-entreprises 100% français, rattachés à LTC, et qui respectent l’esprit de la charte Altertex. En effet, le sac Indispensac est tissé à partir de matières recyclées (chaîne en bouteille PET recyclée, et trame en effiloché), les jeans 1083 sont en coton bio, les ceintures Tonnes de Belt sont vegan et confectionnées dans les ateliers protégés par des personnes handicapées, même chose pour les écharpes Letol (coton bio), …tout ce passe soit chez nous, soit dans un rayon de 20 kms autour de LTC : la teinture est faite à côté de LTC à Charlieu, la conception, le tissage, la confection se font chez nous, le traitement chez un spécialiste à Roanne avec des process propres comme le désencollage à l’amidon et au savon de Marseille, etc.
Toute cette grappe d’entreprises, qui s’est construite naturellement dans le temps, travaille dans le sens de ce que nous préconisons depuis plusieurs années : avoir une activité économique répondant aux besoins du marché, mais soucieuse du social, de l’environnement, de l’être humain. Nous avons plaisir à faire tout cela ensemble, et c’est ce qui nous donne envie de nous lever le matin !
Le dernier projet d’intra-entreprise lancé et baptisé Everweave est par ailleurs maintenant techniquement opérationnel : concrètement nous récupérons des lisières des métiers à tisser, et grâce à une machine spécifiquement développée avec la société Chevalerin, nous sommes en mesure de les retransformer en fils et de les tisser. Après le tissage, un entoilage extrafin réalisé par l’entreprise Chargeurs Fashion Technologies est contrecollé pour optimiser la main et l’opérabilité du tissu. Les fils obtenus à partir des lisières sont spectaculaires car très volumineux, faisant penser un peu à de la plume d’autruche. Les premiers tissus ont déjà été vendus à des marques de luxes, très intéressées par ce processus. Le projet doit maintenant générer de la valeur car nous avions jusqu’ici du mal à donner nos lisières afin d’en faire simplement du feutre, nous sommes aujourd’hui capables de les valoriser dans un tissu de luxe.
Comment imaginez-vous l’avenir de la filière textile habillement française, à horizon dix ans ?
Si 40 % de notre chiffre d’affaires viennent des intra entreprises et d’usages plus techniques de nos tissus, encore 60 % sont généré par l’habillement, et je crois vraiment à ce marché. Il est en effet consommateur de produits surprenants et créatifs !
Le textile du futur sera intelligent, créatif, personnalisé et durable, fabriqué dans une entreprise humaine. Or la France est certainement l’une des seuls pays au monde à être en capacité d’offrir toutes ces composantes-là ! La créativité, la capacité d’innovation et l’apport technologique sont présents sur tout le territoire. Grâce à la création de l’affichage environnemental, nous avons également factuellement pu prouver que sommes en mesure de diviser par 2, voire 3, l’impact environnemental de la production textile si elle est réalisée sur le territoire national.
Concernant l’entreprise humaine, les millenials ouvrent une nouvelle voie car ils sont en quête de sens. Ils souhaitent travailler par envie et non par obligation. L’envie est le fondement, l’élément essentiel de leur stratégie de développement personnel et professionnel. Et il est fondamental d’avoir cela en tête : l’entreprise de demain n’aura pas de problème de recrutement si elle est capable de proposer à la nouvelle génération une activité qui donne un sens à leur vie. Or les meilleurs ambassadeurs de nos futurs recrutements, ce sont nos collaborateurs actuels.
Propos recueillis par N. Righi – juillet 2018