Si la créativité avait un nom, elle porterait sans rougir celui de Malhia Kent.
Et si l’audace l’accompagnait, celle-ci s’appellerait sans aucun doute Eve Corrigan. Celle qui a racheté le fabricant de tissus Malhia Kent en 1997 a en effet su relever les défis, saisir les opportunités, explorer de nouvelles voies, anticiper les tendances. Tout cela en pariant sur la créativité et sur l’énergie qui l’anime, pour offrir à ses clients des produits originaux et un service ultra réactif.
Création et fabrication de tissus haut de gamme pour le prêt à porter, la haute couture et l’ameublement sont au cœur de l’activité de Malhia Kent. La Société s’appuie au quotidien à la fois sur des savoir-faire traditionnels, des matières originales, et sur un logiciel informatique unique. Une société atypique dirigée par une femme au profil non moins atypique. Ex-mannequin passionnée d’histoire de l’art et diplômée en informatique, Eve Corrigan suit son intuition et cela lui réussit. Véritable entrepreneure, ses choix stratégiques sont affirmés, parfois à contre-courant, toujours centrés sur ses clients. Elle revient avec nous sur son parcours, et sur les axes de développement de cette entreprise prisée des plus grands créateurs, des maisons de haute couture les plus reconnues, tout comme des particuliers amateurs de belles étoffes fabriquées en France.
Innovation et créativité sont les marqueurs de la marque Malhia Kent, et c’est ce qui fait en fait une marque unique sur ce marché concurrentiel. Comment avez-vous réussi à organiser cet univers créatif autour de savoir-faire plutôt traditionnels ?
Lorsque j’ai repris l’entreprise, je n’étais pas du métier. Cela aurait pu être un inconvénient, mais au contraire, mettre la technique au service de mon intuition créative, et non pas l’inverse, s’est avéré être une vraie chance pour ce projet entrepreneurial. Dans mon domaine d’activité, la créativité restera toujours le moteur de la croissance, la technique n’est qu’un moyen de concrétiser l’idée.
Après l’arrivée de la Chine sur le marché international et les quotas fixés en 2005, il était évident pour moi qu’il serait hors de question de faire ce qui était alors « à la mode », c’est-à-dire du tissu noir, sombre, presque ennuyeux. La Chine le faisait déjà beaucoup mieux que nous pour beaucoup moins cher, le combat était perdu d’avance ! Ce que recherche le client chez nous doit avoir une vraie valeur ajoutée, cela passe par la créativité, le choix des matières utilisées, et les techniques parfois uniques mises en œuvre. Nous pourrions faire un parallèle avec la cuisine : lorsque vous allez dîner dans un restaurant étoilé, le prix est élevé, vous recherchez des plats uniques, des produits rares, et des saveurs exceptionnelles. Pour la mode et le luxe, c’est la même chose.
En 2005, nous étions 270 entreprises en activité dans notre secteur en France. Face à la menace de la baisse des prix, plusieurs de mes concurrents ont réagi assez classiquement en tentant de s’aligner sur ces nouveaux tarifs, avec des licenciements, un retour à d’anciennes collections, etc. Ce combat-là ne m’intéressait pas, je voulais utiliser ma créativité, séduire les clients…sans doute une intuition féminine, puisque nous, en tant que femmes, sommes souvent conscientes de la quasi obligation de rester séduisantes à travers le temps pour plaire.
J’ai alors fait un pari très risqué, en engageant ma responsabilité et mes biens personnels dans une aventure à hauts risques. Et fort heureusement cela s’est avéré payant !
La croissance de votre activité a été importante ces dernières années, alors même que le secteur de la mode et du luxe a connu des périodes difficiles. Quelles difficultés avez-vous pu rencontrer et quelles solutions avez-vous mis en place pour assurer un tel développement de la société ?
Lorsque j’ai présenté ma première collection sur le salon Première Vision, j’étais persuadée que les retours seraient mitigés, dans un milieu où la concurrence est rude et les avis de professionnels impitoyables. J’avais mis du cuir dans du tweed, du papier dans des tissus, bref rien de classique et d’attendu ! Je stressais de ne rien pouvoir vendre, mais le résultat a été encore plus surprenant : succès au rendez-vous, trop de commandes passées, …je n’ai pas pu tout livrer.
Face à cette problématique inattendue, j’ai mis à profit la formation en informatique que j’avais suivi juste avant de reprendre Malhia Kent, et grâce à laquelle j’avais développé un petit logiciel domestique. Allez savoir pourquoi, mais cela m’amusait de pouvoir gérer tout le quotidien de ma maison à travers ce programme ! Il faut croire qu’il y avait encore une fois une intuition derrière ce parcours car cela m’a permis de réagir rapidement en adaptant ce « canevas » informatique au modèle entrepreneurial de l’entreprise, pour gérer les demandes, flux et stocks de manière optimale et quasiment à la demande.
L’autre grande difficulté rencontrée est d’ordre financier. Durant les cinq années qui ont suivi la reprise de Malhia Kent, je n’ai pas pu me verser de salaire …alors même que des taxes étaient à régler sur le non-paiement de ces salaires non versés ! Et alors que la croissance était au rendez-vous, les banques se sont montrées extrêmement frileuses devant notre manque de trésorerie. J’ai choisi à l’époque d’utiliser l’affacturage (factoring) pour trouver des ressources financières. Ce n’est évidemment pas la solution idéale, elle coûte cher, mais elle nous a permis d’avancer.
La digitalisation des process est actuellement au cœur des réflexions de l’usine du futur ; pourrions-nous dire que vous aviez déjà pensé la mode 4.0 lorsque vous avez développé votre logiciel personnalisé, et ouvert un champ des possibles plus élargi en termes de création grâce à cela ?
Le besoin de réactivité est au cœur de notre activité, tout est numérisé. Un ingénieur informatique travaille chez Malhia Kent quasiment à temps plein. La digitalisation est le cerveau gauche de la société, la créativité le cerveau droit .
En Europe, si on rate le virage de la digitalisation, on est mort. C’est aussi simple que cela. Cela est nécessaire pour atteindre la réactivité demandée, mais aussi et surtout car cela permet de libérer des ressources que l’on peut affecter à la création, pour faire la différence sur le marché.
Proposer du tissu de qualité sourcé et fabriqué en France et Europe fait-il la différence auprès de vos clients en France et à l’international ?
J’ai la chance d’avoir pu, à travers mes différentes expériences professionnelles, apprendre à connaître parfaitement le domaine du prêt-à-porter, et le respect dû au client et à ses exigences.
Le sourcing est une étape importante du process. Nos tissus doivent nécessiter un minimum de travail à façon, ils s’expriment par eux-mêmes; finalement nous fonctionnons beaucoup au feeling et à l’instinct. C’est également ce qui nous permet en grande partie de lutter contre le fléau de la contrefaçon. Nous veillons au quotidien sur internet pour rechercher toutes les copies de nos tissus. Et comme nos collections sont souvent assez « rock’n roll », les copies fabriquées à l’étranger à moindre coût sont bien fades…même avec des fleurs ou des franges !
Chaque semaine, tous les nouveaux tissus sont déposés chez un huissier. Chacun doit avoir sa propre identité, comme chaque maison de luxe doit choisir son identité, ce qui fera d’elle le fait qu’elle est unique.
La personnalisation semble être une vraie tendance de fond, et vous aviez anticipé ce phénomène avec la mise en place de « Dessine-moi un tissu ». Est-ce l’axe prioritaire de développement de l’entreprise ?
Cela fait effectivement une quinzaine d’années maintenant que notre offre « Dessine-moi un tissu » existe. Proposer une mode uniforme partout dans le monde ne fonctionne plus aujourd’hui. Chez nous les créateurs peuvent commander leurs propres nuances de couleur avec leurs propres dessins.
Nous avons en permanence quatre millions d’euros de stocks de fils, une organisation prête pour la customisation des pièces, l’évidence de la personnalisation s’impose donc par elle-même.
Des caractéristiques écologiques et durables sont de plus en plus demandées par les acteurs de la mode, notamment dans le luxe. Existe-t-il une évolution de la demande de vos clients en ce sens ?
Près de 80% de nos fils sont certifiés Oeko-Tex®, et ce depuis près de quinze ans. Nous attachons également beaucoup d’importance à la traçabilité et à notre sourcing européen, essentiellement français et italien. Mais notre problématique est finalement moins environnementale qu’éthique. La lutte contre l’esclavage moderne est par exemple l’une de nos priorités auprès de nos fournisseurs.
Nous devons maîtriser la filière, et je visite régulièrement les ateliers de nos fournisseurs. J’ai ainsi pu constater ces dernières années des évolutions et des efforts bien réels dans ces ateliers, dans la mesure des moyens des entreprises, avec des installations modernes de traitement des eaux par exemple. Au sein de Malhia Kent, nous misons aussi sur la formation des jeunes et leur donnons une chance. Cela concerne particulièrement les jeunes femmes, souvent confrontées aux préjugés en entreprise, avec la maternité par exemple.
Les nouvelles générations sont très exigeantes. Ultra connectées, elles sont sans complexes, et n’ont pas peur de questionner sur le sens de ce que nous proposons dans le secteur du textile de manière générale, de ce que vous faisons, sur l’impact de notre activité…alors nous devons tous être exemplaires. Il n’est plus envisageable de vendre un produit de luxe français ou italien qui ne soit pas réellement fabriqué en Europe.
Les maisons de luxe doivent obligatoirement prendre la mesure du risque de ne pas être aujourd’hui authentique et éthique. Des scandales éclatent régulièrement, il est inévitable qu’il y en ait de nouveaux dans les années à venir. Avec les réseaux sociaux en particulier, la sanction des consommateurs est rapide, internationale, et sans appel. C’est dommage pour l’image de ces marques, car l’anticipation permet de limiter ce risque.
Qu’est-ce qui vous a le plus surpris récemment dans l’univers de la mode ?
Outre cette quête de sens, je pourrais citer plusieurs autres points : la course effrénée de notre activité, de la consommation, il faut toujours plus, et toujours plus vite, ce qui rend le quotidien très compliqué à gérer ; l’arrivée des millenials, qui s’affranchissent avec leurs nouveaux goûts et qui cassent les codes pré-établis; ou bien encore la tendance à l’uberisation, qui permet de poser un autre regard sur nos sociétés de consommation, grâce aux nouvelles technologies, et de repenser le service et l’expérience client.
Propos recueillis par N. Righi – Janvier 2019
Photos : Malhia Kent -Tous droits réservés