Yves Saint Laurent a un jour déclaré « Les modes passent, le style est éternel ».
Créé en 1978, le dernier costumier français Smuggler fait partie des marques ayant réussi à imposer dans le temps un style, son style,le style Made in France. Tous ses costumes pour hommes sont encore aujourd’hui conçus dans les ateliers de l’usine France Confection situés à Limoges, les derniers à maîtriser sur le territoire national la fabrication de pièces à manche. Si un lien capitalistique fort existait autrefois entre Smuggler et France Confection, ceci n’est plus le cas. Sous l’effet d’une crise du secteur textile qui a bousculé le marché de l’habillement et affaibli les entreprises de la filière, les deux sociétés ont retrouvé un nouveau souffle grâce à leur reprise par le Groupe Molitor en mars 2018, celui-ci désirant élargir son offre textile sur les marchés européens.
Depuis cette reprise, Gilles Attaf est Délégué général de la branche textile du groupe Molitor. Fervent défenseur du fabriqué en France, il souhaite avec d’autres partenaires faire des enseignements de la crise passée une force nouvelle pour bâtir autour de France Confection un nouveau projet, une “usine textile du futur”. Si l’innovation est toujours intimement liée aux savoir-faire traditionnels et uniques de la Société, l’industrie du futur est en effet au cœur même des stratégies de développement de la filière textile-habillement française.
Entre informatique, robotique, et métier textile, cette nouvelle initiative résulte de rencontres et de volonté de changement entre acteurs de secteurs parfois bien différents. Gilles Attaf nous parle de ce qui anime ce projet de transformation, vers une possible révolution à la fois complexe et évidente, mais surtout inéluctable pour sauvegarder et valoriser les emplois d’une partie de la filière.
Pourriez-vous nous définir ce qui fait la particularité des costumes Smuggler, revendiquée comme une « originalité élégante » ?
Cela a été largement dit et médiatisé, le secteur du textile habillement est en décroissance sur le marché national depuis plusieurs années, et comme d’autres marques nous devons nous aussi faire face à une baisse des ventes sur le segment du costume masculin. Pourtant si la baisse du chiffre d’affaires est une réelle difficulté économique, la mutation du marché qui s’opère s’avère également être source de nouvelles opportunités, avec une nouvelle appétence du consommateur pour des produits de qualité, jusqu’à la recherche d’un tailoring plus poussé. C’est dans cette mouvance que l’on nomme « casual chic » que nos nouveaux produits et costumes trouvent toute leur place aujourd’hui.
Nous sommes sortis du traditionnel « bleu de travail » pour cadres, qui était le fondement de notre identité au départ, et utilisons notre capacité à proposer des vêtements à porter pour le plaisir et pas uniquement pour aller travailler ! Il n’y a plus cette fracture entre l’«uniforme» et l’habit du week-end, la tendance est à une plus grande porosité entre les différents univers professionnels et personnels.
Notre proposition d’une « originalité élégante », c’est de pouvoir porter une veste de costume sur un pantalon chino, ou d’utiliser des pièces de costumes différentes et dépareillées selon les envies. L’emblématique redingote, pièce remise à la mode notamment grâce à de nouvelles séries télévisées, peut par exemple être portée aussi facilement avec un jean qu’avec le costume trois pièces classique. L’acte d’achat d’une pièce de costume d’est plus contraint par une activité, c’est un véritable achat plaisir que ce soit pour la vie de tous les jours, pour son activité professionnelle, ou lors d’occasions particulières, et ce à tous les âges.
L’innovation produit & marketing doit-elle passer aussi par des collaborations plus spécifiques, comme avec la marque française 1083, ou avec l’intégration d’éléments plus technologiques ?
Intégrer le produit en denim dans notre stratégie de développement permet de nous situer dans un nouvel univers de référence, ce nouveau « casual chic ». Le jean est le pantalon universel, il est le lien parfait entre les différents univers que nous venons de citer. La rencontre avec Thomas Huriez, fondateur et dirigeant de 1083, est maintenant relativement ancienne, et s’était déjà concrétisée il y a quelques années par une première veste en jean, aujourd’hui toujours fabriquée sur l’outil de production du groupe.
1083 est une belle référence dans l’univers du vêtement fabriqué en France, c’est une marque de plus en plus reconnue des consommateurs. Nos identités sont très proches, nous travaillons dans le même esprit, pour une traçabilité exemplaire des produits, une reconnaissance de la qualité des produits et de la fabrication française, pour laquelle nos marques respectives sont d’ailleurs labellisées Origine France Garantie. Un développement de produits communs, un co-branding est même en réflexion, sur un caban pourquoi pas ?
Proposer des produits traditionnels porteurs de valeurs Made in France n’est en aucun cas opposé à l’innovation. Bien au contraire, nous nous adaptons en permanence aux tendances de notre société. Aussi, depuis les résultats des premières études soulevant la dangerosité potentielle des ondes émises au quotidien dans notre environnement, nous souhaitions pouvoir agir selon le principe de précaution, et à notre niveau se protéger et protéger nos clients. Nous avons alors imaginé, développé et breveté une pochette anti-ondes amovible, en collaboration avec un tisseur lyonnais, basée sur un alliage métallique spécifique capable de bloquer 97% des ondes environnantes. La poche s’insère ensuite, au gré des besoins du porteurs, dans les différentes poches du costume.
Pourquoi et comment avez-vous imaginé le projet d’usine textile du futur que vous souhaitez construire à Limoges ?
Notre outil de production est très ancien et a manqué depuis plusieurs années d’investissements pour pouvoir l’optimiser et le moderniser. Or il nécessite absolument d’être complètement transformé pour pouvoir garder en France ce savoir-faire unique et nos emplois, car nous sommes les derniers grâce à France Confection à savoir fabriquer de la pièce à manche sur le territoire national. Pour cela, au-delà de la transformation de l’outil, c’est sa reconstruction pour en faire une « usine du futur » qui s’impose. Et pour ce faire, nous nous sommes rapprochés d’autres acteurs, parfois d’autres secteurs industriels, qui sont eux aussi motivés pour construire l’industrie textile de demain, comme Microsoft par exemple. Les équipes du géant de l’informatique sont venues elles-mêmes nous trouver car elles ont une véritable stratégie et la volonté d’aider les PME industriels à muter, et à intégrer l’innovation grâce à leurs outils.
Le projet est incontournable, même si nous n’en sommes encore qu’au stade de la recherche de financements. L’outil de production ne peut être viable dans les conditions actuelles du marché, nous n’avons donc pas le choix. Le prochain bâtiment devra être autonome, éco-responsable, nous permettant ainsi de réaliser de réelles économies d’énergie – l’ADEME participera d’ailleurs au projet pour s’assurer de cette éco-efficience. Les process intégreront à la fois de l’intelligence artificielle, des ERP, et des systèmes de maintenance prédictive. La recherche de gains de productivité au profit de la revalorisation de nos emplois est au cœur de la stratégie.
La concrétisation de ce projet certes économique mais plus largement sociétal nous autorisera enfin à proposer un nouvel univers à nos employés, plus en phase avec notre époque, et sera plus à même de faire adhérer de jeunes collaborateurs à une industrie textile moderne, pourvoyeuse d’emplois et de nouveaux métiers. Une usine de nouveau synonyme d’ascenseur social, de possibilité de faire carrière, au cœur du Made in France.
La formation et la sauvegarde des savoirs et savoir-faire occupent une place centrale dans la stratégie nationale d’accompagnement du secteur textile habillement aujourd’hui. Quelles sont vos priorités dans ce domaine ?
Il n’existe pas de projet d’usine du futur sans nécessaire prise en compte du volet formation, car c’est une vraie problématique du secteur. Microsoft souhaite de son côté créer une école de formation aux technologies d’intelligence artificielle spécifiquement dédiée au secteur de la mode, école qui sera représenté dans plusieurs régions de France.
De notre côté, nous allons remettre en place avec différents partenaires une formation à nos métiers, puisqu’il est essentiel de préserver et transmettre nos savoir-faire, mais aussi de les faire évoluer. Au cœur de la stratégie de formation se trouve l’objectif central de l’industrie du futur, c’est-à-dire la montée en gamme pour répondre aux besoins des grands donneurs d’ordre du secteur du luxe. Nous avons déjà commencé, en collaboration avec un sous-traitant, à travailler pour l’un de ces grands donneurs d’ordres, qui a validé les premières productions et qui serait prêt à assurer une partie du carnet de commandes annuel, ce qui est extrêmement encourageant. Car pour monter le projet et le faire financer, nous avons besoin de prouver que le carnet de commandes se remplit et que les clients sont prêts à nous suivre.
Une des grandes problématiques d’une usine comme France Confection, comme pour beaucoup d‘autres, est de pouvoir diversifier son carnet de commandes et ainsi de limiter son risque. La recherche de donneurs d’ordres de qualité est essentielle. La majorité des grands noms du luxe français cherche aujourd’hui à relocaliser tout ou partie de leurs productions sur le territoire, et notre montée en gamme est nécessaire pour les séduire. De plus, le consommateur veut pouvoir s’assurer que la fabrication, si elle est revendiquée Made in France, soit effectivement réalisée en France, et il y a un vrai sujet, central, essentiel, à la fois complexe et évident, que nous sommes en mesure de traiter et de valoriser avec ces donneurs d’ordres. Tout doit être lié, que la filière retrouve enfin son dynamisme.
Vous faites du prêt-à-porter mais aussi du vêtement sur mesure, pensez-vous que la personnalisation du produit soit le relais de croissance pour la mode d’aujourd’hui ?
Effectivement, ceci est une tendance de fond car elle s’inscrit dans une logique actuelle de moindre consommation, en tous cas d’une consommation plus réfléchie, qui permettrait de réduire enfin les stocks inutiles mais aussi les déchets. L’innovation permet de mieux cibler la demande pour de mieux y répondre, de travailler en flux tendus …
La combinaison entre boutique physique et web, ou système «phygital », est un vrai sujet à part entière. La problématique centrale des marques françaises est aujourd’hui est de reformer des circuits courts pour répondre aux nouvelles demandes de toute une partie de la population, qui souhaite accéder à des vêtements fabriqués à la demande, à une mode plus responsable et des produits écologiques, durables, et esthétiques. La recherche de performance des chaînes de fabrication et des chaînes logistiques est primordiale pour atteindre cet objectif.
Qu’est-ce qui vous a surpris récemment dans l’univers de la mode et du textile ?
Je suis positivement sidéré par le dynamisme des jeunes marques qui arrivent sur le marché, et qui ravive des métiers plutôt enclins à rester sur leurs acquis, leurs fondamentaux, avec des structures assez lourdes et des circuits rallongés. Ces jeunes entrepreneurs viennent nous bousculer avec leurs projets, alors même qu’ils ne souvent pas issus du secteur ou d’une formation textile au départ, nous prouvant ainsi que nous pourrions tous être capables de ranimer le feu endormi d’une filière française qui était autrefois flamboyante.
Les jeunes marques ont surtout une capacité à travailler en équipe exceptionnelle, une capacité à s’entraider et à faire avancer un sujet que l’on croyait perdu, ce qui n’était pas le cas auparavant dans la filière. Au sein de l’écosystème du made in France, des figures de proue comme Guillaume Gibault, dirigeant du Slip Français, ou Thomas Huriez pour ne citer qu’eux, prouvent chaque jour qu’une nouvelle filière textile est possible, si nous œuvrons tous ensemble dans une même direction.
Propos recueillis par N. Righi – 07/01/20