L’usine du futur a visiblement déjà posé ses jalons au cœur de certaines entreprises textiles françaises.
Filateur et teinturier français, la société familiale Union Textile de Tourcoing (UTT) fabrique du fil pour le tricotage et le tissage industriel, à destination de différents marchés français et étrangers : habillement, ameublement, marchés administratifs, entre autres.
L’innovation technologique est présente à tous les niveaux de l’entreprise nordiste, des produits, coloris, matières, process, jusqu’au management 2.O insufflé par la direction de l’entreprise, son président Gregory Marchant et Denis Marchant, son cousin. Homme de réseaux, administrateur du Pôle de compétitivité Up-Tex, représentant de l’Union des Industries Textiles au sein de l’association européenne EURATEX, Gregory Marchant dirige par ailleurs la filature Textile de la Thiérache, la société spécialisée dans la recherche et développement et la production de fils haute performance et matériaux textiles techniques Imattec, et la filature UTTR , installée en Roumanie depuis 2011 pour répondre aux besoins du marché local.
Un homme d’expérience donc, qui a accepté de nous parler des partis-pris stratégiques engagés au sein de ces entreprises, dans une démarche volontaire durable et responsable, avec pour objectifs la proximité, la réactivité et la performance pour toujours mieux satisfaire les clients.
Vous avez modernisé vos installations dès la fin des années 70, avec l’automatisation et la robotisation des unités de production. En 2003 vous avez massivement réinvesti dans une unité de production française. Pourquoi avoir fait de tels choix stratégiques, plutôt visionnaires, et en tous cas plutôt à contre-courant du secteur à l’époque ?
Notre histoire est celle d’une famille d’industriels ayant effectivement choisi de perpétuer une tradition au cœur de métiers de production, alors même que de nombreux entrepreneurs se sont orientés vers la distribution, particulièrement dans notre région.
Afin de répondre à la demande de nos clients (Centrales d’achats, Marques, tricoteurs, tisseurs) qui recherchent de la réactivité, de la créativité et des prix correspondant au marché, nous avons choisi de faire évoluer nos processus, que ça soit dans la création, dans nos méthodes de vente, ou dans nos différentes unités de fabrication.
Pour assumer nos choix, il nous a été nécessaire et salvateur de nous nourrir d’autres expériences, de transférer des techniques et technologies venues d’autres secteurs. Cela a été le cas pour la teinture par exemple, avec l’automatisation de la teinture et le passage à un process de teinture à l’horizontale permettant de garantir un meilleur service à nos clients, que ce soit en réactivité ou en qualité (qualité de nos matières préservée (-la laine en particulier- et meilleurs unissons, surtout pour nos clients tisseur).
Choisir de travailler différemment s’avère souvent payant si l’on prend le temps de tester les changements à petite échelle.
C’est ce que nous avons également fait pour l’étape de filature, puisque si nous avions déjà mis au point des machines spécifiques, nous avons pu améliorer le système en utilisant moins de broches (en multipliant par 15 nos vitesses de production) ou encore en fusionnant deux étapes du process (filature et rétraction). Nous avons ainsi pu réorganiser notre usine selon de nouvelles méthodes de travail. Cela nous permet de pouvoir proposer des produits correspondant à la demande de nos clients en termes économiques et de qualité.
Toutes ces phases ne représentent pas une révolution au sein de notre entité, mais plutôt une évolution logique. L’intégration de l’informatique et la numérisation de l’activité l’ont aussi rendu plus mesurable, donc améliorable puisque chacun des collaborateurs est en mesure de suivre des indicateurs précis de prendre du recul par rapport à ceux-ci. Nous avons misé sur un processus d’amélioration continue, grâce à la certification, le lean management, le contrôle, et les gains générés en optimisant certaines étapes nous permettent de réinvestir dans nos usines.
Ces évolutions sont-elles le fruit d’une réflexion isolée ou avez-vous misé sur la collaboration avec d’autres acteurs de la filière ?
C’est en travaillant en collaboration étroite avec nos clients que nous pouvons fixer nos projets de recherche & développement.
La R&D a une place primordiale au sein de l’entreprise. Nous avons en permanence deux à trois ingénieurs, apprentis et doctorants, qui travaillent sur des projets de R&D, particulièrement dans le domaine des automates. Il est important de travailler avec l’ensemble de notre écosystème, que ce soient les écoles, les centres techniques, les pôles de compétitivité, ou les organisations professionnelles. Être ouvert aux échanges et savoir tirer parti des compétences de chacun est essentiel à la réussite d’un projet d’innovation.
Par ailleurs, un facteur clé de notre engagement en R&D est la possibilité de recourir au Crédit Impôt Recherche (CIR). Ce soutien financier est absolument indispensable aux entreprises françaises pour créer de nouveaux produits, de nouveaux process, et reste compétitif sur le plan international. Sans le CIR nous ne pourrions investir dans les projets innovants comme aujourd’hui (environ 1 et 1,5 M euros investis chaque année).
En parlant d’automatisation, pourriez-vous nous présenter votre dernière innovation process baptisée « la girafe Peralta » ?
Le projet Peralta nous a permis de développer un robot de déchargement et d’alimentation des métiers à rembobiner. Ce robot « girafe » assure le lien entre la teinture et la salle de finition, et permet à la fois de gagner en efficacité en optimisant la charge sur le bobinoir et de mieux valoriser les tâches des opérateurs, qui deviennent de véritables chefs d’orchestre au cœur de cette réorganisation totale des flux entre ateliers. Ils effectuent des tâches à plus forte valeur ajoutée.
Les « devices » spécifiques ont demandé une attention particulière car très compliqués à développer ; la pince du robot a dû être en particulier créée selon des contraintes très précises (différences de matières, matières chargées en teinture…) . Au final, ce système nous permet de gagner en flexibilité et de proposer des séries plus courtes à nos clients.
Cette innovation est le fruit d’un projet soutenu par le R3iLab, un réseau de chef d’entreprises du textile, de la mode et des industries créatives, dans le cadre de son programme NeXT ; il s’agit d’une démarche intéressante pour créer du lien, du réseau, partager des expériences, et générer de la confiance.
Vous avez également mis en place dès 2010 une structure innovante permettant de recycler l’eau utilisée pour la teinture des fils ; vous étiez parmi les précurseurs, qu’est-ce qui vous a poussé à investir dans la voie du développement durable ?
Encore une fois, nous n’avons pas choisi de faire notre révolution, mais de suivre à la fois une logique économique et une prise de conscience environnementale : pourquoi nettoyer l’eau utilisée dans notre process de production pour la rejeter plutôt que de la réutiliser ? C’est ainsi que SPHERE est née, une structure interne dédiée au recyclage des eaux usées, fonctionnant en circuit fermé. Au même titre que tous nos process, nous investissons continuellement dans l’optimisation de cet outil, nous le transformons en permanence afin d’améliorer ses performances énergétiques, économiques… Deux ingénieurs sont en charge de ce projet en permanence.
Nous intégrons le développement durable au cœur de notre activité, que ce soit au niveau des process, mais également des produits. Des collections en jeans recyclés ou avec des bouteilles recyclées sont déjà proposées par exemple. Des projets de R&D sont en cours, comme Carefil qui porte sur l’optimisation de la qualité des fils issus du recyclage de vêtements usagés (projet soutenu par ECO TLC, en collaboration avec l’IFTH et Le Relais). Nous investissons pour proposer des gammes de fils éco-responsables à nos clients. Nous valorisons également les palettes, les fûts, les plastiques …utilisés dans nos usines. Il s’agit simplement de travailler le plus intelligemment possible pour créer de la valeur durable.
La digitalisation prend également une place à part entière dans vos process aujourd’hui, permettant une nouvelle flexibilité et une grande réactivité dans la relation client. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur cet axe stratégique et les outils mis en place ?
La tendance de fond à la digitalisation est bien réelle, elle existe, il faut s’en servir !
Depuis 5 ans nous travaillons sur la digitalisation de nos gammes de produits afin de proposer le plus rapidement possible à nos clients les coloris et les produits tendances. Nos clients peuvent ainsi voir le rendu digital des coloris dans la maille ou le tissu voulu. Cela leur permet de gagner en réactivité et en coûts de création avant de lancer les prototypes. Nous pourrions aussi aller jusqu’au co-développement digital de produits finis dans le futur.
Un de nos grands axes de travail porte aussi sur l’optimisation de l’utilisation des smartphones au sein de l’entreprise. Tutoriels de formation, mise en réseau des opérateurs, messagerie instantanée…tout est mis en œuvre pour transformer la relation hiérarchique en vraie relation de management. Pour exemple, autour de notre « girafe » tout le monde est en réseau : fournisseurs, opérateurs, ouvriers, agents de maintenance, cadres…chacun est informé en temps réel de la vie du process et peut agir immédiatement si nécessaire.
C’est un vrai changement d’organisation qui bouscule un peu les habitudes au départ, et cela nécessite d’accompagner les collaborateurs dans cette évolution, mais nous créons ainsi le monde industriel de demain, en mettant dans les mains de chacun tous les outils nécessaires et disponibles pour bien faire son métier, dans les meilleures conditions possibles. L’horizon des possibles dans ce domaine est immense, il faut absolument s’ouvrir et aller par exemple visiter le CES de Las Vegas ou le salon Viva Technology en France, c’est très inspirant !!
Quelles tendances de fond pourraient selon vous marquer profondément votre secteur d’activité durant les prochaines années ?
Nous les avons déjà cités, la proximité entre les différents acteurs de la filière, le développement durable, la digitalisation, l’innovation continue, le travail sur les matières premières…
Pour cela, il nous faudra continuer à faire notre activité en s’appuyant sur nos savoirs et savoir-faire, nos spécificités, tout en en créant de nouveaux métiers, transférés d’autres secteurs parfois très différents de la filière textile.
Car c’est de la synergie entre acteurs que naissent souvent les nouvelles idées ! Nous devons travailler ensemble, dépasser les peurs, les croyances, se rencontrer et se rapprocher pour construire et assurer notre avenir.
Qu’est-ce qui vous a récemment surpris en termes d’innovation ?
De manière générale je découvre toujours quelque chose d’intéressant dans les allées du salon professionnel ITMA, dédiés aux machines textiles. C’est un terrain de jeu formidable pour détecter des innovations, et une grande source d’inspiration pour améliorer nos process. J’encourage tous les industriels à s’y rendre et à s’en inspirer !
Propos recueillis par N. Righi – Novembre 2018