« Le bon sens, c’est le génie en bleu de travail. » (R. W. Emerson)
Voilà une citation qui symbolise parfaitement l’ADN de l’Atelier Tuffery, plus ancienne fabrique de jean française fondée en 1892 par Célestin Tuffery à Florac en Lozère. Malmené par la crise du secteur textile des années 2000, le savoir-faire exceptionnel de la famille Tuffery aurait pu disparaître. Fort heureusement, l’envie de donner du sens à leurs vies professionnelle et personnelle ont poussé deux ingénieurs trentenaires, Julien Tuffery, arrière-petit-fils du fondateur, et sa femme Myriam, à reprendre l’atelier familial de confection en 2016.
Et le bon sens, le couple n’en manque pas, il en a même fait son leitmotiv, son art de vivre et d’entreprendre. Si le succès rencontré depuis quelques années par leurs produits doit beaucoup à la digitalisation de la communication sur Internet, la vente directe en ligne, ainsi qu’à l’engouement autour du made in France, la fabrication reste artisanale pour garantir la promesse de qualité et d’engagement responsable: les vêtements sont coupés à la main, les tissus sont en fibres naturelles durables, les teintures sont les plus écologiques possibles, la confection est réalisée par des collaborateurs ouvriers et artisans formés aux process en interne. Par ailleurs, des collaborations historiques de qualité sont réalisées avec des ateliers partenaires français (confection, tissage, apprêtage, etc).
Et comme le bon sens est souvent source d’innovation, celle-ci est insufflée dans tout l’Atelier : jeans en chanvre, en laine, en soie, et même poches en tissu anti-ondes sont ainsi proposés au clients, bien-être au travail, polyvalence et artisanat 4.0 font le quotidien des collaborateurs. Et cela fonctionne, puisque la petite entreprise familiale voit son carnet de commandes exploser, et devrait même tripler sa surface d’atelier prochainement afin de pouvoir satisfaire les nouvelles demandes. Echange avec Julien Tuffery, artisan entrepreneur, engagé et inspirant !
Intemporel, intergénérationnel, sans frontières, unisexe… le jean reste encore aujourd’hui le pantalon le plus vendu dans le monde. Une réelle stratégie d’innovation et de créativité est donc nécessaire pour se démarquer de la concurrence ; par quoi est-elle animée au quotidien au sein de l’atelier ?
Dans notre domaine d’activité, d’autres marques que nous sont en capacité de déposer des jeans au kilomètres sur les étagères des magasins, elles en ont d’ailleurs fait leur modèle économique et ont trouvé leur marché. Vouloir rivaliser avec ces marques sur leur propre terrain serait sans doute à minima économiquement suicidaire, et n’aurait surtout plus aucun sens pour nous. Pourquoi rajouter des jeans aux caractéristiques identiques sur des étagères déjà pleines de produits à prix cassés, alors même que nous disposons d’un outil de production et de confection exceptionnel sur notre territoire ?
L’histoire que nous souhaitons continuer à écrire trouve ses fondements dans notre expérience familiale, dans notre capacité à expliquer, détailler, et valoriser ce que nous faisons au sein de l’atelier. Et c’est la recherche d’une plus grande qualité des produits, voire de l’ultra-qualité, qui porte notre envie d’innover effectivement nécessaire pour se différencier.
Notre modèle économique n’en est pas moins réfléchi et assumé, il est sain et notre rentabilité le prouve. Nous pensons que si l’on choisit de donner un sens à son activité, que l’on apporte quelque chose au consommateur, qu’on lui explique qu’un prix plus élevé garantit le respect des valeurs auxquelles nous croyons ensemble, alors il est aujourd’hui prêt à payer le juste prix. Il accepte de valoriser le bon sens, l’intelligence de la main, et la qualité du produit qu’il achète. Et si parfois nous sommes un peu pris pour des extra-terrestres à vouloir prendre le temps de bien développer nos produits, nous sommes persuadés que raconter nos savoir-faire et valoriser les mains qui les fabriquent n’est pas une option. C’est ce qui nous grandit aujourd’hui, et qui motive pour demain.
A l’heure où de nombreuses marques misent sur le recyclage de matières, naturelles ou synthétiques, dans une démarche de développement durable, pourquoi avoir chez Atelier Tuffery choisi de miser sur l’intégration d’autres matières naturelles telles que le chanvre, la laine, ou même la soie ?
Concernant le chanvre, la raison est très pragmatique : puiser dans les fondements de la marque. En effet, la fabrication d’un jean en chanvre fait partie de l’héritage de Tuffery, puisque c’est ce qui se faisait assez naturellement au 18ème siècle, à l’époque de Célestin Tuffery lui-même. La fibre de chanvre était déjà cultivée localement, de façon très écologique car adaptée à notre territoire des Cévennes, et donc disponible facilement à cette époque contrairement au coton ; c‘est une nouvelle fois le bon sens éthique qui a mené à son utilisation pour la confection des premières toiles de jean chez Tuffery. Souvent l’innovation naît de l’expérience passée. C’est le cas avec ce tissu en chanvre modernisé, que nous avons relancé avec la coopérative locale Virgo Coop, et qui fonctionnalise de lui-même le jean puisqu’il est naturellement thermorégulateur et résistant.
De la même façon, si intégrer de la laine au cœur d’un produit denim n’était pas une évidence, pour nous c’est une suite logique de ce bon sens que nous mettons en pratique. En effet, la laine que nous utilisons vient des moutons qui pâturent seulement à quelques kilomètres de chez nous, dans les Cévennes. La ressource est disponible, écologique, locale, et de très bonne qualité. Il ne nous en fallait pas plus pour décider de la travailler !
Concernant la soie, une nouvelle fois, l’innovation est portée par la recherche de qualité et par notre histoire. Il faut savoir qu’historiquement la soie était en effet produite dans notre région, les vers à soie étant nourris grâce aux mûriers des Cévennes. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, malheureusement, et nous ne sommes plus en capacité de nous approvisionner en France car la filière a disparu. Peut-être sera-t-elle, je l’espère, un jour relancée ? Le jean que nous obtenons est de grande qualité, et très esthétique.
Travailler avec des ressources naturelles durables fait partie de notre ADN. En dehors des tissus en coton bio que nous sélectionnons pour nos denims les plus classiques, l’utilisation de ces autres matières textiles naturelles est le fondement de notre engagement éco-responsable. Demain, nous utiliserons peut-être du lin, puisque la France en est le premier producteur mondial, que la culture de la plante est écologique, et que la filière lin nationale se restructure pour mieux répondre aux besoins du marché. En tous cas, nous n’avons à ce jour aucune velléité d’intégration de matière recyclée dans nos produits : que ce soit du polyester recyclé, ou du coton recyclé grâce à des process qui restent encore à améliorer, nous souhaitons limiter au maximum l’emploi de matières potentiellement génératrices de microparticules polluantes. C’est aussi la raison du très faible pourcentage d’élasthanne utilisé dans nos jeans : 2% au maximum, simplement pour répondre à minima aux demandes d’ajustement demandé par les clients aujourd’hui, ce qui leur fait d’ailleurs souvent dire que la toile est épaisse ou dure ! Elle l’est effectivement par rapport aux standards du marché, mais elle a du caractère, et elle dure dans le temps…sans trop impacter son environnement.
Boutique en ligne, réseaux sociaux, webséries, etc…L’activité de votre entreprise est labellisée Entreprise du Patrimoine Vivant, mais vous fonctionnez quasiment comme une marque « digitale native » ! Est-ce incontournable pour promouvoir durablement votre production « made in France » ?
Lorsque nous avons repris l’Atelier en 2016, nous avons tout de suite pris conscience que faire le buzz ne suffirait pas, alors que c’est le plus facile à faire sur le web ! Raconter notre « normalité » est devenue une évidence, pourtant c’est la principale difficulté rencontrée par ceux qui vivent au quotidien le processus de production. Comment décortiquer toutes les petites étapes de nos journées d’artisans et les mettre en valeur ? C’est le vrai pari de la marque : valoriser l’intelligence des mains, dynamiser notre savoir-faire.
Attention, ce pari était pragmatique ! Si le choix de reprendre l’atelier familial était porté par une envie personnelle avec mon épouse, nous avions également la chance de démarrer l’aventure avec un outil de production immédiatement rentable. Notre étude de marché s’est déroulée « en direct live » avec nos clients, nos partenaires. L’idée de mettre en place un atelier « laboratoire expérimental » pour optimiser chaque processus nous a permis de gagner du temps avec finalement peu d’efforts. Notre échelle de développement choisie était raisonnable, les banques nous ont suivi sans problème. Notre capital est 100% familial, nous n’avons pas lever de fond, garder notre liberté nous semble primordial pour rester en accord au quotidien avec nos valeurs.
Ce qui est absolument essentiel aujourd’hui pour la performance de notre modèle économique, c’est la maîtrise de tout le circuit de vente de nos produits, et donc de nos savoir-faire. Internet permet aux artisans comme nous de maîtriser la distribution, non plus seulement à l’échelle locale, mais à l’échelle mondiale. Et c’est cela qui fait la force du digital aujourd’hui, c’est de pouvoir rester nous-même, fidèles à nos valeurs, tout en les partageant avec le plus grand nombre. Grâce à cela, la valeur ajoutée que nous créons revient à l’atelier et à ceux qui le font vivre.
La nouvelle poche anti-ondes lancée cet automne intègre une technologie de fonctionnalisation du denim, et c’est la première fois pour Tuffery qu’une innovation est brevetée, pourquoi ce choix ?
Parce que jusqu’ici, on a peut-être… eu de la chance !! Cela fait à peu près 4 ans que cette idée de poche existe, comme d’autres idées que mon père et moi-même aimons à discuter « à nos heures perdues ». Nous portons tous un smartphone que l’on glisse dans la poche du jean, mais il est souvent peu pratique de s’asseoir avec. Nous avons donc imaginé une seconde poche intérieure, comme la poche à gousset historique de nos jeans, que l’on peut extraire du pantalon tout en gardant son smartphone et qui protège en plus des ondes émises. C’est une idée dont nous avons parlé à notre entourage, des prototypes que nous avons montré en se disant toujours que quelque part dans le monde « quelqu’un avait déjà dû y penser »… et c’était à la limite de l’imprudence ! Ce sont les réactions de nos interlocuteurs, toujours positives, qui nous ont poussé un jour à se poser cette question de la protection de la propriété intellectuelle.
Une recherche d’antériorité effectuée par un cabinet spécialisée a confirmé l’absence de brevet sur ce type de poche anti-ondes, et nous a alors ouvert toutes les portes pour protéger notre produit. Car une innovation « artisanale » mérite elle aussi d’être valorisée et protégée. Même si cela représente un certain coût, l’artisan 4.0 peut avoir un intérêt économique à breveter ses concepts. Et si demain une marque mondiale comme Levi’s, pour n’en citer qu’une, voulait profiter de cette innovation, nous serions fiers de diffuser sous licence notre bon sens artisanal !
La transmission des savoirs est importante dans votre métier, recruter de nouveaux collaborateurs est parfois difficile. Faites-vous vous aussi face à ce problème ?
Notre carnet de commandes explose littéralement, et nous avons besoin de recruter de nouveaux collaborateurs pour répondre aux demandes, satisfaire nos clients, et assurer notre croissance. Quatre nouveaux collaborateurs vont d’ailleurs rejoindre l’équipe la semaine prochaine, et nous avons eu la chance de recevoir une bonne cinquantaine de candidatures pour ces postes.
Nous devons, comme d’autres acteurs du secteur, être en capacité de répondre aux nouvelles attentes des postulants tout en faisant face aux contraintes de nos process. Les phases d’acquisition de savoir-faire sont longues et impactent forcément nos coûts de revient, mais prendre le temps est nécessaire, tout comme offrir plus de polyvalence, de meilleures conditions de travail, permettre l’émancipation des travailleurs. Repenser la manufacture des années 70 est donc essentiel.
Vous avez été sélectionné pour faire partie des 24 profils atypiques ayant accédé à l’Académie des savoir-faire textile Hermès, que représente pour vous cette nouvelle étape ?
C’est un vrai remède au grand mal actuel des petits patrons passionnés de fabrication, qui passent 150% dans leurs ateliers, et peuvent très vite s’isoler. L’Académie nourrit la culture de la curiosité, et permet la rencontre de savoir-faire d’excellence, c’est réellement une très grande chance d’y participer.
Il est essentiel de garder l’esprit ouvert et de ne pas se renfermer sur soi-même, cela permet de concrétiser des projets qui nous motivent, qui nous tiennent à cœur. Cela peut passer par des collaborations bien ciblées avec d’autres marques, parfois surprenantes, comme avec le constructeur automobile Alpine début 2019.
Atelier Tuffery évolue au sein d’un écosystème de marques. Plusieurs d’entre elles ont à cœur de défendre les mêmes valeurs que nous, et nous prenons intuitivement plaisir à travailler ensemble. Il ne s’agit pas de communiquer à outrance, mais de faire ce que l’on a envie de faire, et de communiquer sur ce que l’on sait bien faire.
Quel est votre dernier coup de cœur textile & mode ?
Je suis très admiratif de toutes ces entreprises qui développent et cultivent leur fabrication. Pour exemple, je pourrais citer La Botte Gardianne, qui œuvre au cœur de la Camargue avec 25 personnes au sein des ateliers, qui ose prendre des risques, et propose encore aujourd’hui un produit de très belle qualité française.
Propos recueillis par N. Righi – Novembre 2019
Photos: Atelier Tuffery