Un moment d’échange avec elle rime avec optimisme, énergie, et bienveillance. Laurence Paganini fait partie de ces femmes dont on admire le parcours : diplômée de l’Essec, cadre dirigeante au sein des plus grands groupes de distribution (Carrefour, Marionnaud, les 3 suisses…), elle est aujourd’hui la Directrice générale de la dynamique marque de mode marseillaise Kaporal.
Connectée, engagée, influenceuse, visionnaire, Laurence Paganini incarne à la perfection le vent de modernité qui souffle sur l’industrie de la mode. Avec succès, puisque bénéficiant de toute son inventivité et de son goût du risque raisonné, Kaporal joue aujourd’hui dans la cour des plus grandes marques de denim en France …en une dizaine d’années seulement. Elle a accepté de revenir pour nous sur les axes de développement stratégiques de Kaporal, autour d’une touche d’innovation, de l’envie de recréer du lien, et de faire « bouger les lignes » de la mode.
Vous opérez sur le secteur du denim, ultra mondialisé et très concurrentiel. Etait-il nécessaire pour vous de mettre l’innovation au cœur de la stratégie de développement de Kaporal, pour être une marque différenciante sur ce marché ?
Il se vend 2, 3 milliards de jeans dans le monde chaque année, ce qui représente 73 jeans vendus par seconde ! Au-delà d’être un marché ultra mondialisé, le denim est vraiment le vêtement universel par excellence, il est omniprésent. C’est le vêtement populaire au sens noble du terme : dans la haute couture ou le prêt-à-porter, chez les jeunes ou les seniors, les riches ou les plus défavorisés, dans toutes les catégories de populations, dans tous les pays du monde, il est présent dans la garde-robe de chacun. Quelle marque aujourd’hui n’intègre pas au moins une pièce de denim dans une collection ? Même le sport intègre le jean !
Sur le marché national, nous sommes les premiers acteurs français derrière le géant Levi’s. La marque est jeune, et depuis 14 ans, son ascension a été fulgurante face aux mastodontes centenaires du secteur, avec une vraie accélération sur le segment du denim femme depuis notre dernière campagne de communication #mapetiterobe autour de la robe denim, l’année dernière. Au cœur de notre stratégie de développement se trouve l’innovation engagée, pas seulement sur le produit, mais plus largement dans la structuration de la connaissance du client. Concernant le domaine de la création, 4 axes nous permettent de nous différencier.
Le premier porte sur les innovations matières et traitements, qui font la réputation historique de Kaporal ; les techniques modernes de délavage par laser sont complètement intégrées chez nous. Et les denims stretch, déperlants, ou à effet amincissant sont autant de produits innovants que nous proposons. Le deuxième axe concerne la maîtrise complète de tous les segments du marché, homme, femme, et enfant, contrairement à certains jeanneurs ; notre marque familiale a en particulier dédié une équipe complète aux collections enfants.
Le troisième axe est notre engagement éco-responsable ; en effet, il y a trois maintenant, Kaporal a été la première marque en France à entreprendre une vaste opération d’upcycling : nous récoltons dans nos magasins des pièces de denim usagées en échange d’un bon d’achat, ensuite toute cette matière est redistribuée dans notre écosystème local, à travers des ateliers d’insertion (comme 13 A’TIPIK), afin de redonner vie et sens au denim. Notre dernière innovation en date est une collection capsule élaborée à partir de pièces usagées par la jeune créatrice CAE, revendue au bénéfice des jeunes de l’Ecole de la Deuxième Chance. L’action est ainsi environnementale, locale, territoriale, et sociale, nous allons jusqu’au bout de l’histoire, la boucle est bouclée ! Cela donne vraiment un sens à notre action. Enfin, la relance de notre production Made in France représente notre quatrième axe de développement.
En effet, vous avez créé une collection Made in France, est-ce une façon de retrouver les origines du denim français au cœur d’un produit pourtant très moderne ?
Nîmes et Marseille étant historiquement les bastions du denim, nous sommes fiers de cet héritage et souhaitons réellement relancer la filière. Notre ligne « Jean de Nîmes » a été créée en ce sens. C’est une sorte d’engagement citoyen, une forme de militantisme, car même si le vent est porteur sur le Made in France actuellement, il reste difficile de développer de tels produits aujourd’hui face aux multinationales du marché, et face à la pénurie d’ateliers de fabrication en France. C’est un combat quotidien pour retrouver localement tous les métiers intervenant dans la chaîne de fabrication d’un jean. C’est également un combat en termes de rentabilité car le Made in France coûte cher. Je crois dans ce domaine à la force du collectif, et j’encourage les autres marques à faire de même, afin de recréer la filière et de soutenir les plus petites marques et les initiatives en création. L’effet « boule de neige » peut être vraiment intéressant.
Kaporal fait partie des premières marques à avoir connecté un jean en France, grâce au QR Code notamment, pourquoi un tel choix de développement produit ?
Malgré son statut d’ETI aujourd’hui, et un chiffre d’affaires de plus de 120 millions d’euros, la marque reste un petit acteur du secteur. Et cela nous pousse à chercher et trouver des idées, d’autant plus que notre taille nous permet de garder la souplesse et la réactivité nécessaires. Le mode « garage », ou plus généralement « l’open innovation » est le bienvenu chez nous, le time to market d’un projet doit le plus court possible afin de surprendre nos concurrents !
Kaporal a une grande connivence en termes d’ADN avec toutes les start-ups de son écosystème. Nous sommes en permanence entourés de 10 à 15 start up, quelle que soit l’étape de la chaîne de valeur. Ce qui est important c’est de créer des choses, de faire émerger des idées, de faire du buzz, d’exister. Par exemple, l’idée du QR Code vient d’une rencontre avec le créateur de la start-up Buzzcard, et nous avons ainsi été les premiers à parier sur l’association denim-QR Code, pour proposer une autre expérience au client. Il est intéressant de voir comment réagit le marché à ce type de produits, d’interroger les leaders d’opinions, de tester les idées…Cette innovation d’usage a marqué le début de notre travail en open innovation, et depuis, nous continuons. Car malgré son grand âge, le jean est en constante évolution.
Pensez-vous que la personnalisation du produit soit un vrai relais de croissance pour la mode d’aujourd’hui ?
L’expérience client est très importante aujourd’hui, notamment en magasin. Il y a une véritable révolution dans les business models et la façon de consommer. Apporter quelque chose de différent au client nécessite d’innover. Nous proposons dans nos plus grands magasins une personnalisation des jeans en direct et à la demande, grâce à l’installation de machines laser. Une expérience très visuelle et sympathique pour le client.
Grâce à l’open innovation, la start-up Jeanuine nous a contacté pour un projet de personnalisation du jean en ligne. Au lieu d’intégrer sa technologie au sein de Kaporal, nous avons choisi de travailler main dans la main avec elle, dans un vrai partenariat gagnant-gagnant : Kaporal se différencie, apporte un vrai service à ses clients, et Jeanuine gagne en visibilité et teste son business model. Et il n’aura fallu que deux mois pour mettre en place le projet !
En termes de relation client, une de nos dernières innovations porte par ailleurs sur la mise en place du « ship from store » pour la vente en ligne, un énorme changement en termes de business model. Ainsi, nous avons choisi de transformer chacun de nos magasins en centres logistiques afin de diminuer les ruptures de stocks. Et pour mettre en place ce système, nous avons encore une fois travaillé main dans la main avec une start up, One Stock. Le client est encore une fois au cœur de notre stratégie, puisque nous lui permettons d’avoir la satisfaction de pouvoir commander son produit à tout moment, même en fin de période de soldes.
Vous avez écrit un texte sur la Génération Alpha, née après 2010, pour qui le monde virtuel primera sur le monde physique. Que pensez-vous de l’industrie du futur, plus particulièrement celle qui se dessine dans le secteur de la mode ?
Si l’internet des objets (IoT), et plus particulièrement le segment du vêtement connecté, devrait poursuivre son développement dans les années à venir, c’est sans doute l’intelligence artificielle qui devrait provoquer le même type de révolution que celle d’Internet. Et dans notre métier ce sont les bots qui auront le premier impact. En visite chez Microsoft récemment, j’ai ainsi découvert un nouveau métier : « éleveur de bots », car avant de devenir auto-apprenantes, ces machines doivent acquérir du savoir par les hommes. Comme les chatbots sont arrivés sur nos écrans ces dernières années, des logiciels de prise de mesure aux nouveaux coachs de style qui se créent, le digital va venir révolutionner le métier de la mode. La fabrication additive, ou impression 3D, pourrait également être déployée à terme ; si nous imprimons déjà en 3D des maisons ou des voitures, tout porte à croire qu’il sera possible d’intégrer plus largement cette technologie dans la mode de demain. C’est en tous cas un sujet que nous suivons de près.
Enfin, dans un futur proche, les technologies liées aux « Big Datas » vont permettre une personnalisation accrue de la relation client : les algorithmes pourront définir, sur la base de votre profil numérique, une customisation totale de votre garde-robe, (taille, matières, look…). En allant peut-être jusqu’à créer un « jumeau numérique », un avatar idéal ? La jeune génération qui fera l’industrie du futur est née avec ces technologies, il sera naturel pour elle de les utiliser, de les valoriser, et de s’en protéger aussi. Et si les jeunes hommes ont une appétence naturelle et réelle pour tous ces domaines, les jeunes femmes ont également un rôle important à jouer dans leur développement.
Les femmes sont encore faiblement représentées à la tête des entreprises de la filière, pensez-vous que cela évolue un peu ? qu’est-ce que cela pourrait apporter au secteur ?
La réalité est surtout qu’il y a encore trop peu de femmes dirigeantes dans tous les secteurs ! Le poids de la société est encore important dans sur cette question, parfois même le sentiment d’un retour en arrière est présent. Pourtant, la mixité est pour moi fondamentale, même au-delà du débat hommes-femmes. Elle est essentielle pour faire « bouger les ligne », nourrir l’innovation, faire la différence, créer de la richesse à travers les échanges. Eviter l’ennui, tout simplement !
Qu’est-ce qui vous a le plus surpris récemment dans l’univers de la mode ?
Le #selling, c’est-à-dire le développement du « social selling », qui va au-delà des simples échanges réseaux sociaux. C’est une petite révolution des business models en cours sur les plates-formes de type Instagram, qui vont combiner commerce en ligne, place de marché, et relationnel : « étant au cœur de ma communauté, je suis en confiance, j’échange avec mes amis, et je vais suivre leurs recommandations jusqu’à pouvoir acheter directement le produit, sans quitter la plate-forme ». Ce modèle plus collaboratif et plus social se développe déjà fortement en Chine. Jusqu’à devenir une norme ? Pourquoi pas !
Propos recueillis par N.Righi – Avril 2018