Elle est le point commun entre le pompier, le gendarme, le sportif, le mannequin sur le podium des défilés, et bien d’autres encore … Elle est cette maille française de qualité, fabriquée sur les machines à tricoter de la Manufacture Regain, fondée en 1973 par les parents de Laurent Brunas, actuel dirigeant de cette PME.
Travaillant initialement pour l’univers du ski et du sportwear, mais également de la haute couture, une nouvelle orientation et un nouvel élan ont été donnés à l’entreprise en 1983 avec la signature d’un premier contrat de fourniture de pulls pour les écoles de la gendarmerie nationale. Reconnue aujourd’hui pour ses savoir-faire de qualité dans le domaine des uniformes et des vêtements professionnels, la Manufacture Regain équipe ainsi un grand nombre de services publics.
C’est en 2009 que Laurent Brunas décide de reprendre la Société. Il mise alors sur la valeur du « Made in France » et rediversifie l’activité vers le monde de la mode, tout en créant un bureau d’étude. Un challenge risqué mais brillamment relevé grâce aux compétences des collaborateurs de la Société et à leur capacité d’adaptation. Plébiscitée par de jeunes créateurs engagés pour une mode plus durable, les projets se multiplient, redonnant leurs lettres de noblesses au tricotage français. Laurent Brunas revient avec nous sur ce qui soutient la croissance de l’activité de Regain, l’innovation, les engagements fondateurs autour de la durabilité, mais aussi l’importance de l’appartenance à la communauté du « fabriqué en France ».
Intemporalité de la maille, héritage traditionnel, rigueur, qualité et audace, tout est clairement affiché par l’entreprise. Pourtant, vous avez radicalement modernisé le pull français, jusqu’à en faire un équipement de protection individuelle, un des produits textiles les plus soumis à réglementation sur le marché. Comment la démarche globale d’innovation prend-elle vie au sein de l’entreprise ?
L’innovation prend corps grâce à notre écoute des clients, les visites, les échanges, les salons professionnels. La fonction première du vêtement est d’apporter de la chaleur. Lorsque nous avons souhaité apporter plus de fonctionnalités au pull-over, nous nous sommes naturellement tournés en premier lieu vers le vêtement d’image, puis vers la fonction sécuritaire, en collaboration avec les filateurs. C’est ce qui nous a permis par exemple d’atteindre le niveau de performance requis pour satisfaire aux normes 20471 Haute Visibilité.
C’est également une démarche collective initiée avec les services publics, DDE et Conseils généraux, notamment pour trouver une alternative aux gilets de chantiers obligatoires mais peu confortables et peu portés par les ouvriers. Notre pull a permis de solutionner ce problème et de satisfaire toutes les parties. Grâce à un premier appel d’offre remporté auprès d’EDF, nous sommes arrivés à proposer des produits respectant les normes européennes de protection au feu, à la chaleur, antistatique, et arc électrique. Puis nous avons décliné cette gamme pour la régie RTE (Régie Transport Electrique), avec qui nous travaillons toujours actuellement, qui est très attachée à la fois à cette qualité des produits mais aussi à leur origine de fabrication. Nos articles étant labellisés Origine France Garantie, la traçabilité est établie et reconnue auprès des Ministères, ils ont donc toute leur place auprès de ces donneurs d’ordre.
Il est également important pour travailler avec certaines régies de proposer un service de recyclage et/ou de valorisation des vêtements en fin de vie. Cela nous pousse à innover en permanence dans ce domaine également.
L’innovation est générée par les idées qui s’échangent au sein de notre réseau, nous vivons en mode collaboratif.
Pourquoi avoir choisi une diversification vers la mode, un pari risqué en période de crise ?
Force est de constater que la vie est une boucle, une succession de cycles ! Au départ, dans les années 70, mes parents travaillent pour le secteur du vêtement de ski, avec Oxbow par exemple, mais aussi de la mode, pour Pierre Cardin ou Courrèges pour ne citer qu’eux.
Le virage vers l’uniforme et le vêtement d’image ne s’est opéré que dans le début des années 80. Aujourd’hui, nous travaillons pour la mode à travers les créateurs et les marques, qui reviennent chercher cette qualité des produits français, et cette activité vient compléter ce que nous produisons pour le secteur du vêtement professionnel et de protection. La mode pèse aujourd’hui 7 à 8 % de notre activité, et ce chiffre est en croissance régulière.
Quid de votre marque propre Pic de Nore, où en est-elle de son développement ?
Née en 2012, notre marque Pic de Nore (clin d’œil à la montage culminant près de chez nous) permettait de proposer une collection de pulls pour homme en multicanal, en B to C, mais aussi sur le web et en boutiques partenaires. Elle a immédiatement très bien fonctionné, dès les premières présentations sur salons français et internationaux. Très vite, on nous a demandé « mais depuis combien de temps fabriquez-vous des pulls ? » !! A la réponse « depuis 1973 » (!), plusieurs créateurs et marques, comme Simon Porte (Jacquemus) ou encore Oxbow sont revenus vers vous avec des demandes et des projets à développer.
Mais une marque, c’est comme une graine de fleur, il faut l’entretenir, la nourrir, pour la faire éclore et qu’elle se développe, et cela demande du temps, de l’énergie et des ressources. Face à ces nouvelles demandes de sous-traitance, il m’a fallu très rapidement faire un choix, ne pouvant tout faire au regard des ressources disponibles dans l’entreprise, en particulier en main d’œuvre. La marque Pic de Nore a donc été mise en sommeil pour l’instant. A suivre dans quelques années peut-être.
Côté mode, vous travaillez avec des grands noms du luxes, du haut de gamme, mais également de jeunes créateurs et des petites entreprises à fort potentiel. Est-ce un challenge permanent de s’adapter à ces demandes différentes ?
Pour une petite PME de 33 personnes il est absolument nécessaire de savoir s’adapter en permanence. La fabrication minimum demandée chez nous est de 100 pièces, mais cela peut vite augmenter, nous sommes spécialistes du grand écart permanent ! Si nous sommes en phase avec chacun de nos clients, en particulier sur l’importance du fabriqué en France, et que nous avons les ressources nécessaires, tout se passe plutôt bien. Le bureau d’études en cours de renforcement car la demande explose, ce qui est un signal positif.
Je suis d’ailleurs impressionné par la spontanéité et la réactivité de plusieurs jeunes marques « digital natives », positionnée sur ce segment du « fabriqué en France. L’histoire qu’elles racontent ayant besoin d’une certaine façon d’être légitimée auprès des consommateurs, elles viennent étudier et suivre ce qui se passent réellement au quotidien dans les ateliers, font des vidéos, postent sur les réseaux sociaux, et récoltent des millions de vues en deux heures de temps. Tout va très vite !
Instagram, Facebook, Twitter, vous êtes, vous aussi, actifs sur les principaux réseaux sociaux sans perdre votre âme de société de tradition. Est-il incontournable de communiquer au plus près des consommateurs finaux afin de raconter votre histoire ?
Nous faisons partie de la communauté du « fabriqué en France », notre choix est donc de revendiquer haut et fort notre existence et de présenter nos outils de fabrication. Aujourd’hui, le consommateur est perdu face à la multiplication d’étiquettes tricolores sur les produits, sans avoir aucune certitude de la traçabilité et de l’origine française desdits articles. Il est devenu primordial de le rassurer !
Chez nous pas de perte de temps, il voit l’outil, les savoir-faire, et il peut même rencontrer les personnes qui fabriquent les vêtements. Et s’il y a une vingtaine d’années en arrière, il était presque « has been » d’avoir un outil de fabrication et les compétences liées, aujourd’hui ce sont ces éléments qui sont de plus en plus recherché par les marques et les consommateurs finaux. Il est devenu fondamental de promouvoir, notamment à travers les réseaux sociaux puisqu’ils nous en donnent les moyens, ce qui fait toute la richesse de notre entreprise et de notre patrimoine.
L’ADN de Manufacture Regain, ce sont donc avant tout ses collaborateurs. La fabrication d’un tricot de qualité est complexe, que ce soit pour une application mode ou pour un usage plus technique. Vous avez par exemple une base de données vidéo des savoir-faire, c’est un des moyens majeurs mis en œuvre pour préserver les savoir-faire de l’entreprise ?
Les chiffres sont éloquents : en 1973, l’industrie textile habillement française comptait près de 1,2 millions d’emplois, en 2016, elle n’en représentait plus que 58 000 ! Notons tout de même une tendance positive, puisque les chiffres de 2017 font état de 60 000 emplois . Toutes les entreprises du secteur cherchent aujourd’hui à recruter sur le territoire, ce qui n’était absolument pas le cas il y a encore dix ans en arrière. Ceci représente un vrai signal fort, un voyant qui se met enfin au vert pour la première fois après des décennies de crise.
L’humain est effectivement au cœur de l’ADN de Regain, mais il est très compliqué de recruter et de renouveler nos compétences. Il faut premièrement trouver des personnes ayant envie de travailler dans notre secteur, et deuxièmement qu’elles aient un minimum de compétences. Sur ce deuxième point, malheureusement il est difficile de les trouver sur le marché de l’emploi actuel, les formations ayant quasiment disparu. Les critères de sélection à l’embauche sont aujourd’hui principalement l’envie de s’investir, la motivation, et le potentiel. C’est un pari sur l’avenir, nous formons nous-même les personnes si nécessaire, mais nous devons encore aujourd’hui composer avec une image du secteur textile détériorée depuis plus de quarante ans ! Près de 3% de notre masse salariale est investie dans la formation, car il faut entre 8 et 12 mois pour former une opératrice en confection qui puisse atteindre seulement 70% du rendement d’une opératrice experte.
Nos savoir-faire sont les fondations de notre activité, et il nous est indispensable de pouvoir les conserver et les transférer correctement. La base de données réalisées par une étudiante de l’ENSAIT lors d’un stage a pour objectif de sauvegarder nos savoir-faire en confection. Des vidéos ont été réalisées, les gestes ont été filmés, ralentis, décortiqués, la multiplicité des profils a été sauvegardée également -car une opératrice gauchère ne procède pas forcément de la même manière qu’une personne droitière sur la même tâche- et des tutoriels ont été « rédigés » pour permettre à chaque nouvel opérateur de s’approprier le geste le plus facilement possible. Et tout est disponible directement sur tablette tactile.
Vous êtes très impliqué dans la défense du « fabriqué en France », le projet Tricolor vous permet-il de compléter le cycle jusqu’à la défense de la matière française, en l’occurrence la laine ?
L’approche initiale était intéressante pour nous car ce projet se préoccupe du textile en Midi-Pyrénées. Pour survivre aujourd’hui il est nécessaire de communiquer, cette initiative est donc judicieuse et cela a du sens de partir de la matière première et de retracer son parcours tout au long de la filière jusqu’au produit final.
De plus la manière de filmer est valorisante, esthétique, elle met vraiment en valeur toute la richesse de la profession. Face au déficit d’image dont souffre le secteur, c’est un bel exemple de communication positive. Difficile de ne pas adhérer au projet !
Le développement durable fait partie de vos engagements stratégiques. Le travail de la Manufacture Regain a été une nouvelle fois sur valorisé ces derniers mois grâce à la collaboration avec la marque française 1083. Comment a été initié ce beau projet du pull recyclé baptisé 18-Volontaire ?
Au départ, il s’agit d’une rencontre en toute simplicité avec Thomas Huriez, le dirigeant de 1083, entrepreneur aux milles idées ! Lors de cette discussion, quand j’ai expliqué ce que nous faisions, il m’a demandé si nous étions capables de tracer la provenance des pulls de pompiers que nous récupérons déjà car il a très souvent cette obligation de valorisation des articles en fin de vie stipulée dans les contrats signés avec les marchés publics. Etions-nous capable de mettre en place une filière pour refaire du fil avec ces vieux pulls pour en refaire des pulls neufs, tout en apportant la preuve et le tracking de la circularité parfaite du produit final ?
Nous avons donc échangé avec la Filature du Parc, spécialiste français du recyclage de fils textiles, qui nous a confirmé la possibilité de tracer ce nouveau fil qui serait issu exclusivement de pulls de pompiers usagés. Thomas nous a donc sollicité pour développer ce pull issu de l’économie circulaire, et surtout entièrement recyclable lui aussi en fin de vie. Pas la peine de rajouter des étiquettes inutiles qui viendraient repolluer le processus ! Ainsi est né 18-Volontaire, dont nous sommes fiers.
Il est très intéressant de travailler avec des entrepreneurs tels que Thomas, et ses équipes. Nous partageons des valeurs communes. Cela permet aussi de sortir des cahiers des charges clairement définis et des fiches techniques, de valoriser d’une autre manière les compétences, de motiver les collaborateurs et de changer les mentalités, de bousculer les habitudes – à nous d’être force de proposition, même s’il me faut parfois dire non quand on me demande la lune ! Ces projets doivent en effet rester économiquement raisonnables et correspondre à une demande du marché.
Enfin nous ne souhaitons surtout pas faire n’importe quoi avec n’importe qui. Nos engagements sont très clairs, notre démarche Responsabilité Sociétale des Organisations (RSO) parfaitement intégrée à notre activité. En ce sens, dès 2010 nous nous sommes d’ailleurs engagés à respecter et à promouvoir dans nos activités les 10 principes du Pacte Mondial des Nations Unies relatifs aux droits de l’Homme, au Droit du Travail, à l’Environnement et à la lutte contre la corruption.
Finalement, quel regard portez-vous sur votre métier, et sur l’industrie textile de façon plus générale ?
Avec tout ce que j’ai pu voir dans notre secteur depuis plus de 25 ans, je croie sincèrement que le pire est derrière nous, et donc que le meilleur est à venir. Mais les contraintes seront différentes. Si les problématiques de prix ont jugulé le secteur ces dernières années, demain ce sera notre capacité à préserver les savoir-faire et les ressources humaines qui sera le facteur structurant du secteur sur notre territoire. Il est vraiment dommageable de constater que certains ateliers ne peuvent aujourd’hui honorer les commandes par manque de main d’œuvre !
Il reste également à espérer que les règles du jeu s’harmonisent enfin au sein de l’Union européenne. En tant qu’ancien joueur de rugby, j’ai appris que lorsque l’on doit jouer le jeu ensemble, donc à 27 Etats, il est fondamental que les règles soient les mêmes pour tout le monde. Si demain les normes fiscales et sociales deviennent les mêmes pour tous les Etats européens, la France pourra ne faire valoir que la qualité et la performance de ses produits sans considérations de coûts salariaux ou autres, et sera sans doute parmi les meilleurs dans le domaine textile-habillement.
En tous cas, l’optimisme reste de rigueur !
Propos recueillis par N. Righi – Avril 2019
Crédit Photos: Manufacture Regain